Le vol du grille-pain
Je ne le savais pas jusqu’au jour où, en pleine nuit, alors que
je me levais simplement, innocemment même, pour aller prendre un verre
d’eau, je fus surprise par le raffut qui régnait dans ma cuisine.
J’avançais à pas de loup, apeurée soudain, encore
mal réveillée néanmoins, persuadée que quelqu’un
se trouvait là et étonnée tout à la fois qu’il
prit aussi peu de précaution alors même qu’un cambrioleur
digne de ce nom se comporte d’ordinaire comme un chat dans un appartement.
Pour tout dire, je fis même un rapide et silencieux demi-tour afin d’aller
quérir un objet contondant si jamais il s’agissait effectivement
de voleur et je revins, toujours aussi doucement aux abords de la cuisine,
un peu ridicule avec mon objet destiné à frapper la personne
qui se serait introduite nuitamment. Je jetais un coup d’œil discret,
lorsque j’aperçus, grâce à la lune qui m’éclairait
la scène et qui faisait apparaître le décor dans une atmosphère
d’irréalité par la blanche lumière baignant de son
halo l’ensemble, qu’il n’y avait personne. Personne et pourtant,
le bruit continuait à jaillir dans cette partie sur laquelle j’avais
porté mon attention. D’où pouvait alors résulter
ce ramdam, car il s’agissait bien de cela. Soudain un raie de lumière
posé plus nettement à droite dans ma cuisine, exactement du côté de
la machine à laver, me révéla que le son provenait de
l’endroit où était posé mon grille-pain que je vis
promptement secoué de spasmes réguliers. Cela grinçait,
cela cliquetait, cela ronflait presque jusqu’à ce que, de sa bouche
métallique, il éjecte un morceau de pain dont le fumet me rappela
aussitôt l’odeur de la tartine grillée du matin.
Un pain, puis deux, puis trois allèrent voler dans la cuisine et se
fracasser, l’un dans la caisse du chat, que je n’avais pas nettoyée,
l’autre dans l’évier, sale elle aussi, et le dernier sous
la chaise où les reliefs de la semaine parsemaient le sol, des miettes
se répandirent, ajoutant à la saleté, et le pain resta
dans cet état là où il avait atterri, légèrement
roussi, mais pas trop, presque tentant à cette heure de la nuit, pour
moi qui n’avais que soif. Mais je ne bougeais pas, beaucoup trop turlupinée
par les raisons de la mise en marche de l’objet ménager.
La peur, comme un courant malveillant, me parcourut des pieds à la tête… Si
mon grille-pain était en marche, c’est que quelqu’un l’avait
mis en service. J’attendis, cachée entre la porte de la cuisine
et le débarras de l’entrée que l’on fasse son apparition.
Puis, à force d’attention, je compris qu’à n’en
pas douter, j’étais seule, totalement seule dans mon appartement
: les verrous de la porte d’entrée n’avaient pas été touchés,
la porte était toujours fermée, aucune fenêtre n’était
ouverte et les objets étaient à leur place ; c’est alors
que je réfléchis à une autre hypothèse…non
pas une explication surnaturelle, car cela fait belle lurette que je ne crois
plus aux fantômes… Une explication beaucoup plus terre à terre
si l’on veut bien prendre en compte toutefois la psychologie des objets
inanimés…
Il est vrai que depuis quelque temps, mon grille-pain, reçu pour mes
vingt ans, cadeau de ma marraine, fonctionnait de manière anarchique,
puisqu’il ne me restituait pas la quantité de pain que je lui
donnais en dépôt le matin et que vingt-quatre heures plus tard,
je découvrais des morceaux de pain jonchant le carrelage . Ce comportement
capricieux signifiait-il qu’il était endommagé ? Je l’avais
envisagé un temps. Et voilà qu’il accomplissait la nuit,
ce qu’il avait refusé de faire le jour. Etait-ce là un
message ? Je ne crois pas, car à n’en pas douter, mon grille-pain
ignorait que je le regardais faire. Je pense plutôt qu’il assouvissait-là un
plaisir solitaire à entendre l’espèce de roucoulement,
comme un soupir de satisfaction, qui s’échappait de l’objet.
Les grille-pains ont leur façon de se faire du bien, et le jeu nocturne
avec mes tartines du matin en était apparemment une.
Si mon grille-pain me subtilisait le matin mes tartines, c’était
donc pour profiter de la nuit pour s’en amuser. Je ne fus pas offusquée,
un grille-pain est forcément amoral ou alors il n’appartient pas à la
catégorie des choses… seulement gênée d’assister à ce
spectacle qui ne m’était pas destiné. Et je conclus, non
sans un brin de fierté, que mon grille-pain était un voleur de
tartines épicurien… Moi qui avais pensé qu’il avait
besoin de réparer… Je me mettais le doigt dans l’œil
!
Je sortis un peu plus courageusement de ma cachette et observais, intéressée,
le manège de mon objet qui éructait et projetait, non sans une
habileté certaine, les bouts de pain ; les faisant voltiger au moins
un mètre au-dessus de lui, et les petits pains y allaient de leur salto
avant, arrière, latéral. C’était assez joli comme
spectacle et si je n’avais eu très soif et très sommeil,
je serais restée à regarder l’art de faire voler le pain.
Puis, ne voulant pas déranger mon voleur de grille-pain, artiste à ses
heures perdues et jouisseur qui plus est, je retournai me coucher la gorge
sèche certes, mais éblouie par cette activité. Je décidai
que le lendemain matin, je mettrai quelques morceaux de pain en pâture
dans sa gueule et me ferais mes tartines au four, c’était plus
sûr si je voulais les manger. J’espérais simplement que
mon four n’avait pas la même manie ou le même vice…
Accueil | Accueil texte | Bénédicte |