LE
SOUS-MARIN
UNE NOUVELLE PAR
MANUEL RUIZ


Si je comprenais ce qui m’est arrivé, je ne raconterais pas mon histoire. Mais c’est justement parce que je n’arrive pas à comprendre que je me suis décidé à me confier à vous. Peut-être cette confidence fera-t-elle l’effet d’une séance de psychanalyse, et pourrai-je repérer le moment fatidique où tout a basculé.
Je m’appelle Patrick Monelli, mais cela n’a aucune importance. A l’époque, je travaillais dans un service quelconque du Ministère du Commerce et de l’Artisanat, mais cela n’a aucune importance non plus. D’ailleurs, je m’aperçois aujourd’hui qu’il n’y avait pas grand-chose d’important dans ma vie. Peut-être est-ce déjà un début d’explication.
Une chose importante en tout cas était celle que je faisais ce jour-là. Je me rendais à Vanves, au siège de la Société Secrète. Une petite maison discrète, avec un modeste jardin. Vue de l’extérieur, rien d’autre que le domicile d’un paisible couple de retraités. La réalité était bien différente. J’avais adhéré à la Société Secrète deux années auparavant, par l’entremise d’un ami qui m’avait présenté. On avait mené une enquête sur moi, on m’avait posé des questions. Puis on m’avait fait jurer que je n’avais jamais appartenu à « aucun groupe représentant d’une manière ou d’une autre les forces du Fascisme et du Nazisme ». Bien entendu, j’avais juré sans problème. D’abord, parce que c’était vrai. Ensuite, parce que c’était précisément pour combattre les dites forces que je voulais rejoindre la Société Secrète.
Je fus donc reçu. Ce fut un jour très heureux pour moi. On me donna un nom secret et le téléphone de deux ou trois personnes que je pourrais appeler en cas de besoin. Oui, j’étais membre de la Société Secrète et mes collègues de bureau en auraient été bien surpris. Du reste, on m’avait déjà confié deux ou trois missions, pas trop dangereuses, mais qui me donnaient l’impression de participer concrètement au grand combat pour l’humanité et l’humanisme.
Alors, ce jour-là, j’arrivais au siège. Je trouvai Marc Sielle et Kurt Schweizer. Marc était mon ami, celui qui m’avait présenté. Je l’aimais beaucoup et les bons moments passés avec lui me réchauffent encore le cœur. Schweizer, en revanche, c’était autre chose. Plus vieux que nous, avec des cheveux blancs, il était le chef de la Société Secrète. Je l’admirais et le respectais pour cela. Il s’agissait d’un Suisse alémanique ayant passé toute sa vie à Paris, par un de ces concours de circonstances que seule la vie réelle peut concevoir. Ils me reçurent dans la bibliothèque et m’offrirent un verre. Un rhum agricole bien frappé et citronné, car ils savaient que c’était ce que j’aimais. La conversation s’engagea.
« Mon cher Patrick, ce que nous allons dire doit rester ultra-secret. En réalité, nous voudrions te confier une mission. »
« Ce n’est pas un problème, répondis-je avec l’insouciance de la jeunesse. J’en ai déjà accompli plusieurs, non ? »
« Celle-ci est un peu différente et infiniment plus dangereuse. En fait, nous allons te demander de t’infiltrer dans le « Devoir de Dieu. »
A ce moment, ma réaction fut ce qu’elle devait être, c’est-à-dire que je sursautais brusquement. Le « Devoir de Dieu », c’était nos ennemis. Une société secrète rigoureusement identique à la nôtre, sauf qu’elle défendait des idées radicalement opposées : des thèses ultra-catholiques et ultra-nationalistes. Bref, la proposition de mon chef avait de quoi me surprendre.
« Quoi, vous voulez que j’aille chez eux ? C’est une blague : je n’ai pas une tête à vivre avec des fachos ! »
« Il le faudra pourtant. Ecoute, on ne peut combattre ses adversaires avec des vœux pieux et de belles paroles. Le Devoir de Dieu répand dans la société des idées dangereuses : le totalitarisme, la haine raciale, etcetera. Or, si nous voulons les faire reculer, nous devons nous infiltrer parmi eux, afin de les connaître et de démasquer leurs plans. En résumé, pour gagner cette guerre, certains d’entre nous doivent accepter de se sacrifier. Nous te demandons de te sacrifier. »
« Mais pourquoi moi ? » demandai-je naïvement.
La réponse que me fit Schweizer résonne à mes oreilles. Avec un sourire, il me dit :
« Parce que tu as tout à fait le profil pour cela, mon cher Patrick. Tes origines, ta formation, ton caractère, et même ton apparence physique. Nous en avons parlé pendant des mois et sommes arrivés à la conclusion que tu étais l’homme idéal pour cette mission. Tu pourras te présenter chez eux et demander ton admission. A mon avis, ils ne se méfieront pas. »
« Alors, je dois devenir un « sous-marin… »
« Tout à fait. Tu as employé le mot qui convient. Tu seras un « sous-marin ». Tu vivras avec eux, tu partageras tout avec eux et tu nous transmettras tout ce que tu auras appris. Pour cela, nous allons te donner un nom de code, ainsi qu’un numéro de téléphone confidentiel. Une fois par semaine, tu entreras dans une cabine téléphonique et tu appelleras pour faire ton rapport. Toujours depuis une cabine et jamais depuis chez toi. »
Il se tut un instant, avant d’ajouter :
« Bien entendu, nous n’avons pas besoin de préciser que cette mission est excessivement dangereuse. Si ces hommes se doutent de quelque chose… Tu es libre de refuser, naturellement. »
Refuser ? J’aurais pu. Mais alors, comment justifier mon engagement ? Je soupirai. Tant pis, le sort en était jeté. J’allais devenir un « sous-marin ». Ce n’était pas vraiment ce que j’avais imaginé, mais puisqu’on me disait qu’il le fallait…
« Je veux bien essayer. Mais comment entrer chez ces sympathiques personnes ? »
« Ne t’inquiète pas, nous avons déjà réussi à infiltrer plusieurs agents. Nous savons comment procéder. Si tu suis nos instructions, tu seras bientôt parmi eux. »
En sortant de la maison, je m’adressai à Marc.
« Franchement, vous auriez pu trouver quelqu’un d’autre ! »
« Tu corresponds tout à fait à ce qu’on cherchait. Je te fais confiance. »
J’avoue que j’eus beaucoup de mal à m’endormir cette nuit-là. Ma vie allait prendre un virage capital et risqué.
Comme on me l’avait promis, la Société Secrète fit très bien les choses. Deux mois plus tard, je fus contacté par un de mes collègues du Ministère, un certain Jacques Simon, que je n’avais pas remarqué jusque-là, car il ne faisait rien pour être remarqué. Un jour, il me prit en tête à tête à la cafétéria et attaqua franchement :
« Mon cher, je me suis laissé dire que vous brûlez d’envie d’entrer dans le Devoir de Dieu. »
« Eh bien, je ne serais pas contre, dis-je avec prudence. Vous pouvez vous en occuper ? »
« Tout dépend de vous. Il faudra que vous me prouviez votre motivation. »
« Je ferai ce qu’il faudra. »
A partir de là, et pendant trois semaines, nous fûmes inséparables. Toujours l’un avec l’autre. En réalité, Simon me testait, et je devais prendre garde à ne pas commettre une bêtise fatale. Un jour, il me dit enfin ce que je brûlais d’entendre :
« La semaine prochaine, je vous prendrai en voiture après le travail et je vous emmènerai quelque part. »
Mon cœur se mit à battre. J’approchai du but.
Le jour convenu, Simon me prit effectivement dans sa voiture et me conduisit à Neuilly. Une tour de soixante étages qui abritait essentiellement des bureaux. Nous prîmes l’ascenseur pour monter au vingt-huitième. Là, on m’introduisit dans un appartement et on m’enferma dans une petite pièce, où je tournai en rond pendant plus d’une heure. Enfin, deux hommes au visage fermé vinrent me chercher. Ils me conduisirent dans une autre pièce, immense. Une demi-douzaine d’hommes, assis en demi-cercle, m’observaient sans un mot. Cela dura cinq minutes.
Puis une porte s’écarta et je sursautai. Je voyais entrer un vieil homme aux cheveux blancs, enfoncé dans un fauteuil roulant. Ce qui ne l’empêchait pas de porter un costume croisé et d’afficher aux doigts deux chevalières dont je n’osais imaginer le prix. Sous un silence total, il s’avança jusqu’au centre, avant d’arrêter le fauteuil et de m’examiner.
« C’est vous, Patrick Monelli ? Il paraît que vous souhaitez nous rejoindre. »
« Ce serait une joie et un honneur », répondis-je.
« Et quelles sont vos raisons ? »
J’interprétai alors le personnage qu’on m’avait préparé.
« Ecoutez, je suis issu d’une famille très catholique et l’évolution actuelle de la société me fait peur. Je souhaite me battre pour rétablir certaines choses auxquelles je crois. »
Bien entendu, ce que je disais n’avait que peu d’importance. Je savais parfaitement qu’ils avaient déjà mené une enquête sur moi, qu’ils avaient fouillé mon bureau au Ministère et qu’ils avaient même envoyé quelqu’un chez mes parents, se faisant passer pour l’employé d’un institut de sondage. Le vieil invalide ne cessait de m’observer.
« Hum, je vois. Sachez tout de suite que le Devoir de Dieu n’est pas un club de loisirs. Nous menons un combat, capital pour l’avenir de notre civilisation. Nous exigeons de nos membres une disponibilité totale. Si vous adhérez à notre organisation, vous devrez y consacrer votre vie, 24 heures sur 24. Vous sentez-vous prêt ? »
« Oui », répondis-je.
Alors, ils acceptèrent de me recevoir parmi eux. Ils amenèrent une Bible et me firent jurer de défendre toujours les valeurs occidentales et chrétiennes, de m’opposer à tout ce qui pourrait menacer l’existence de l’Occident et de garder le secret sur ce qui concernait l’organisation. Je jurai. Pour la première fois, l’homme au fauteuil roulant esquissa un semblant de sourire.
« Je vous souhaite la bienvenue parmi nous, mon cher Patrick. Pardonnez-moi de ne pouvoir me lever pour vous embrasser. Je suis le chef de cette confrérie pour la France. Je m’appelle le baron Julius Claudio. »
Le nom me disait quelque chose. On m’autorisa à repartir et je rentrai chez moi. Le lendemain, j’entrai dans une cabine téléphonique et je composai le numéro qu’on m’avait donné, pour dire simplement :
« Mission accomplie. J’ai été reçu chez eux. »
Et je raccrochai.
A partir de là, j’entamai mon étrange vie de sous-marin. J’étais un membre du Devoir de Dieu, je participais à leurs réunions et j’exécutai les missions qu’ils me confiaient. Une fois par semaine, en prenant garde de ne pas être suivi, je me rendais dans une cabine pour faire mon rapport. Cela finit presque par devenir une routine.
Un jour, je fus invité chez le baron Julius Claudio. Il habitait dans une petite maison de Puteaux et me reçut fort bien. Je le connaissais mieux à présent. Il était italien, issu de la vieille aristocratie et avait passé sa jeunesse à Paris, par un concours de circonstances… Tiens, à peu près les mêmes que pour Schweizer. Après le dîner, il m’emmena dans sa riche bibliothèque.
« Mon cher Patrick, me dit-il, nous sommes très satisfaits de vous. Depuis votre admission, vous avez accompli à la perfection toutes les missions qu’on vous a confiées. »
« Je vous remercie, monsieur le baron, mais c’est la moindre des choses. »
« Je me suis laissé dire que vous étiez un amateur de littérature. »
« C’est mon vice caché, souris-je, celui qui me perdra. »
« Alors, nous sommes deux. En fait, je suis écrivain. »
La mémoire me revint. Oui, j’avais bien entendu le nom de Julius Claudio, car il était effectivement écrivain. Il fit le tour de la bibliothèque en retirant une série de volumes.
« Je vous offre mes livres, dit-il. J’espère qu’ils vous plairont. »
Il ajouta une dédicace sur chaque ouvrage. Délicate attention qui me flatta sincèrement. Je rentrai chez moi et je passai le week-end à lire l’œuvre de cet homme. Ce fut un choc. Le baron Julius Claudio était un écrivain fabuleux. Ses livres traitaient essentiellement de l’ésotérisme occidental et il savait passionner ses lecteurs. En tant qu’amoureux de la littérature, je ne pouvais tricher avec la vérité : il méritait toute mon admiration.
A partir de là, je pris l’habitude d’aller assez fréquemment à Puteaux pour lui rendre visite. Nous partagions un bon repas et puis nous installions dans la bibliothèque, pour parler de littérature, et de beaucoup d’autres choses. Ce monsieur, dont les idées me répugnaient, se révélait un individu exceptionnel, avec une érudition hors du commun et une intelligence très supérieure à la moyenne. Je me surpris à penser qu’aucun de mes amis de la Société Secrète ne pouvait se comparer à lui.
Cela dura ainsi un mois, puis un deuxième, puis un troisième. Bizarrement, je ne m’aperçus pas tout de suite de ce qui m’arrivait. Dans ma tête, j’étais toujours un « sous-marin », et je fréquentais les hommes du Devoir de Dieu dans le seul but de les espionner. Une évidence à laquelle je ne réfléchissais même pas.
Un soir, chez Julius Claudio, tout bascula. Une fois de plus, nous étions dans la bibliothèque, en train de discuter. Quand un frisson me parcourut. Je venais de m’apercevoir que je le trouvais sympathique. Oui, je me trouvais des affinités avec quelqu’un qui représentait une idéologie que j’avais toujours combattu. En fait, je prenais subitement conscience d’une réalité que mon subconscient avait refoulé jusque là : Julius Claudio et moi étions très proches. Nous aimions les mêmes livres, nous dégustions les mêmes plats, nous partagions les mêmes pôles d’intérêt. Ses opinions ? J’avais imaginé au départ qu’elles se situaient à des années-lumière des miennes, et je m’apercevais qu’il n’en était rien. La différence entre lui et moi se faisait sur quelques détails. Mais fondamentalement, nous avions presque la même vision de la vie, du monde, de l’humanité.
Oui, le baron Julius Claudio me fascinait, et j’aimais cette fascination. Cela me troubla tellement que je trouvai un prétexte quelconque pour m’en aller immédiatement. Mais une fois rentré chez moi, je ne parvins pas à trouver le sommeil.
Pendant les jours qui suivirent, mon esprit bourdonna sans cesser. Ce que je découvrais me faisait peur. Je m’apercevais avec retard que j’avais changé. L’ascendant qu’exerçait sur moi le baron m’avait transformé. Non, m’avait transmuté. Je n’étais plus Patrick Monelli, venu faire le sous-marin au Devoir de Dieu. J’étais devenu quelqu’un d’autre. La Société Secrète me paraissait désormais lointaine, très lointaine, et étrangère. Julius Claudio et ses amis me ressemblaient tellement que je me demandais comment j’avais pu les considérer comme des ennemis.
Naturellement, ces pensées m’effrayaient. Chez moi, je faisais les cent pas en me tenant la tête. Que m’arrivait-il ? J’étais en train de changer de camp. J’étais en train de devenir un « facho ». Pour reprendre le vocabulaire que j’employais jadis.
Chaque semaine, je continuais à entrer dans une cabine pour faire mon rapport. Mais cela se faisait difficile. J’avais de plus en plus l’impression de commettre une trahison envers le baron. Une trahison ? Alors que j’étais venu pour le combattre ? Oui, mais il était à présent si proche de moi…
Je me rendis une dernière fois chez lui. Il me captiva à nouveau par son intelligence et son érudition. Mon esprit tournoyait. Je m’entendais fort bien avec lui, comme avec Jacques Simon, et avec beaucoup d’autres de cette organisation. Et je ne comprenais plus ce qui m’arrivait. M’étais-je trompé tout au long de ma vie ? Avais-je choisi un camp qui n’était pas le mien ? Ma famille naturelle n’était-elle pas celle-ci ? Six mois auparavant, de telles pensées m’auraient semblé incongrues. Maintenant… Je rentrai chez moi et passai la nuit à marcher en long et en large.
Le lendemain était le jour où je devais faire mon rapport hebdomadaire. Arrivé devant la cabine, j’hésitai. J’hésitai longuement. Je faillis même entrer. Puis je fis demi-tour et m’en allai. Sans avoir transmis mon rapport. Je venais de dire adieu à la Société Secrète. Revenu chez moi, je pris un verre et je pris enfin conscience de ce que je venais de faire. Cette fois, c’était définitif. J’avais changé de camp. Oui, j’étais devenu un « facho ». Ma fascination pour Julius Claudio m’avait fait sauter la barrière.
Alors ? Alors, je ne savais plus que faire. Je tournai dans mon deux-pièces, comme un animal en cage. Au petit matin, je renonçai à aller travailler. Cela n’avait plus de sens. Plus rien n’avait de sens. On m’avait envoyé pour faire le « sous-marin », et le « sous-marin » s’était si bien immergé qu’il ne voulait plus retourner vers ses eaux d’origine. Allais-je adhérer définitivement au Devoir de Dieu ? Allais-je défendre dorénavant cette idéologie que j’avais abhorré ? Je devenais presque schizophrène en réfléchissant.
La solution m’apparut vers midi. Je me dirigeai vers l’armoire d’où je sortis une boîte contenant un revolver et des munitions. En réalité, je ne me souvenais plus d’où venait cette arme, ni dans quelles circonstances je l’avais acquise. Tant pis, pour une fois, il allait servir. Je chargeai le barillet.
Je m’offris un dernier verre, jetai un dernier regard par la fenêtre. Le « sous-marin » allait toucher le fond. Je repris le revolver et collai le canon contre ma tête. Marc, Schweizer, Simon, le baron… Ils défilèrent tous dans mon esprit. Dommage, mais je ne voyais pas d’autre issue. J’appuyai sur la détente. Mon crâne explosa en mille morceaux.
C’est ainsi que j’ai résolu mon problème. Que j’ai mis fin à mes souffrances. Evidemment, je me demande parfois si j’ai eu raison. Peut-être aurais-je pu faire autre chose. Je ne sais pas. De toute façon, cela n’a aucune importance. Là où je suis aujourd’hui, le cirque humain ne me concerne plus. C’est à vous à faire avec.

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