Comme un léger parfum
Si Gilles avait pressenti le caractère autant décisif que dramatique
de cette soirée, il n’y serait certainement pas allé, il
aurait continué à travailler sur la pièce qu’il était
en train de mettre en scène. Il n’en serait pas non plus à survivre
sur un banc de métro en attendant le bon vouloir de la mort. Mais son
mauvais ange ou son destin, c’est selon, veillait… Pas eu envie
de travailler… Et après un bain, et malgré la fatigue,
il s’était habillé pour sortir se mêler aux autres.
En arrivant à la soirée, le bruit le réveilla tout à fait,
il s’introduisit dans les conversations, détendu, quand soudain
une fille à l’allure familière l’attira. Il ne la
connaissait pas, mais Gilles avait envie de s’en approcher. Elle n’avait
pas fait attention à lui.
Pour Gilles, il y avait là une cristallisation, un bonheur électrique,
une véritable rencontre, il avait envie de savoir tout sur elle. Enfin,
après les présentations d’usage, ils se mirent à parler
de plus en plus franchement et intimement. Elle lui apprit même qu’elle
vivait avec quelqu’un, absent ce soir parce qu’il était à une
réunion politique, puis ils abandonnèrent rapidement le sujet.
Les heures et les jours qui suivirent les réunirent fréquemment,
ils avaient du retard à rattraper. Et comme l’amoureux de Laetitia,
Antoine, ne semblait pas jaloux et laissait faire les choses, Gilles ne posait
aucune question. En étant avec Laetitia, il avait ce qu’il voulait.
Un jour… Plus de Laetitia, elle disparut brusquement. Son absence dura
deux semaines pendant lesquelles Gilles se tourmentait, incapable de passer
une nuit correcte, ne voulant plus voir qui que ce soit, et Laetitia qui restait
sourde à ses appels.
Un matin, miraculeusement, Gilles la retrouva plantée devant la salle
de répétitions. Son cœur sauta dans sa poitrine, mais il
essaya de paraître serein. Elle avait eu besoin de temps pour quitter
Antoine… Elle semblait néanmoins hésitante et son corps était
parcouru de tremblements. Gilles eut envie de la consoler, de la prendre dans
ses bras, il savait qu’il aimait en elle le charme de la femme-enfant,
suivait avec des yeux amoureux le contour de ses lèvres montagneuses,
lisait dans son regard le même appétit de liberté, la même
envie de vivre intensément et ce jour-là, leurs corps partagèrent
ce désir qui les avait envahis depuis le début. Bientôt
ils se retrouvèrent seuls et nus, à se regarder avec joie et
sensualité. Quand il lui apparut, le corps de Laetitia lui fit l’effet
d’une porcelaine, aussi fut-il doux, il regardait, admiratif, la perfection
de ses formes, ses petits seins haut perchés, sa descente de reins généreuse,
ses fesses voluptueuses, tout ce corps qui appelait l’amour. Leurs caresses
se renouvelèrent jusqu’au petit matin où ils se séparèrent,
encore chauds de leurs étreintes inépuisables, ils décidèrent
de se revoir le soir-même et la nuit fut aussi longue que la veille.
Gilles se sentait métamorphosé par Laetitia, avec l’impression
qu’elle lui procurait une force vitale, d’arriver à sentir
le monde. L’amour de Laetitia, son corps et son cœur ayant une action
démultipliante. Un jour ils envisagèrent de partager ensemble
le même appartement. Là, ils vécurent une année
de bonheur total. Laetitia néanmoins enchaînait les petits boulots,
n’arrivant jamais à se stabiliser vraiment. Qu’elle ne parvienne
pas à s’épanouir socialement inquiétait Gilles.
Mais il ne voulait pas en parler. Il cherchait plutôt à l’aider.
Depuis quelques temps, Laetitia avait trouvé un emploi de vendeuse dans
un magasin de vêtements assez chic et un matin, alors qu’elle était
en train de se maquiller dans la salle de bain, que Gilles prenait un bain,
elle lui dit d’un air extérieurement détaché mais
que la tonalité inquiète de la voix trahissait :
«
Quand je suis revenue hier soir, j’étais suivie. »
Au début, elle n’en dit pas plus. Le lendemain, ce fut Gilles
qui lui posa la question :
« Alors ?
Ø Alors quoi ?
Ø
Tu as été suivie hier ?
Ø
Oui, répliqua-t-elle de façon laconique.
Ø Par qui ? »
Elle ne répondit pas et Gilles resta sur sa fin, sans connaître
les détails, ignorant des choses à faire en pareil cas. Puisqu’elle
ne disait rien de substantiel, il décida d’attendre qu’elle
parle d’elle-même. Depuis quelque temps, un changement s’accomplissait
dans son humeur, elle devenait plus irritable, moins tranquille, visiblement
quelque chose la tourmentait, elle se renfermait, refusant même de faire
l’amour ; le matin elle partait plus tôt que d’habitude et
le soir, restait de longs moments à ne rien dire comme perdue dans ses
pensées.
«
Qu’est-ce qui ne va pas ? » se décida-t-il un soir.
«
Je te l’ai déjà dit. Je suis suivie dans la rue.
Ø Mais par qui ?
Ø Je ne sais pas.
Ø Alors comment peux-tu dire que tu es suivie ? »
En partant plus tôt le matin, elle voulait être certaine que quelqu’un
la pistait, et pour s’en assurer, elle faisait des détours, la
journée, elle remarquait toujours une personne faisant les cent pas
devant sa boutique. Elle avait aussi reçu des lettres étranges
et menaçantes.
«
Mais qui t’en voudrait ? Tu as des ennemis ? »
Elle lui parla de son ex, Antoine et elle lui raconta comment un soir, alors
qu’ils étaient encore ensemble, elle l’avait entendu parler à un
copain d’une sale magouille dans laquelle il avait trempé. Elle
n’était pas censée avoir entendu, mais il l’avait
surprise à écouter… C’était une vraiment sale
affaire et quand ils s’étaient séparés parce qu’elle était
tombée amoureuse de Gilles, il lui avait promis que les choses n’en
resteraient pas là, qu’il trouverait un moyen de la faire taire.
Gilles tombait des nues. Laetitia ne lui avait pas tout dit, se gardant une
part de vie pour elle.
Elle ne voulait pas non plus que Gilles soit mêlé à cette
affaire, pas qu’il puisse lui aussi en pâtir.
«
Mais je ne vois pas pourquoi… Je n’ai rien à voir avec ça. »
Alors elle lui révéla que la veille quand ils étaient
sortis du cinéma, une moto les avait suivis jusqu’à chez
eux. Gilles n’en croyait pas ses oreilles, cette histoire n’avait
rien de réel, mais surtout il s’inquiétait de la façon
dont Laetitia la ressentait et la vivait. Son monde à lui était
beaucoup plus cartésien. Si suiveur, si lettres il y avait, cela cesserait
avec le temps. Ses mots n’eurent guère de poids, Laetitia paraissait
persuadée du contraire.
Les jours et les semaines qui suivirent, Laetitia révéla de nouvelles
angoisses, il y avait des coups de fil sans personne au bout du téléphone,
Gilles n’étant jamais présent quand cela arrivait. Il avait
de plus en plus de mal à croire Laetitia qui selon lui affabulait, pourtant
s’il ne la prenait pas au sérieux, elle se vexait et se fermait
sur ses secrets.
Mila, leur petite fille naquit à cette période. Ce fut une trêve
au milieu des soucis. Ils emménagèrent dans une maison juste à côté de
la ville. Mais la quiétude fut de courte durée et un matin, après
une mauvaise nuit à consoler Mila qui faisait ses dents, Laetitia lui
apprit qu’elle ne retournerait plus au travail, que ses collègues
s’acharnaient à lui rendre la vie infernale et la faire lâcher.
Selon elle, Antoine se cachait derrière cette sombre manœuvre.
«
Comment ça, Antoine ? Ton ex ? mais il ne travaille pas avec toi !
Ø
Non, mais il sait où je travaillais et il a dû tout faire pour
que l’on me prenne en grippe…C’est réussi. »
Pour Gilles, cette histoire était totalement irrationnelle. Son ancien
mec ne pouvait pas lui en vouloir au point de lui pourrir la vie à ce
point. Gilles se sentait très mal à l’aise, il voulait
en savoir plus, Laetitia lui avouant trop peu de choses. Pendant le temps qu’elle
fut au chômage, Gilles prêta plus attention au comportement de
sa femme, il trouvait étrange que les coups de fil anonymes n’aient
jamais lieu pendant qu’il était là. Une journée
entière, il la suivit, mais personne n’était à ses
trousses comme elle le prétendait. Pourtant le soir, il la retrouva
encore plus déprimée que la veille… les coups de fil paraît-il
s’intensifiaient, les lettres de menaces également, elle ne pouvait
plus faire un pas sans qu’il y ait quelqu’un derrière elle…
Alors Gilles s’avoua que Laetitia avait une conduite étrange.
Jamais depuis qu’il la connaissait, elle n’avait réussi à garder
un emploi plus de deux mois, chaque fois, elle était partie, disant
que quelqu’un lui en voulait. Quelque chose ne tournait pas rond, l’étrangeté de
Laetitia lui sautait aux yeux. Il l’aimait cependant, mais il réalisait
que ses délires de persécution allaient croissant. Depuis deux
ans qu’il était avec elle, passés les premiers mois de
bonheur, les choses s’étaient accélérées
et depuis, il ne se passait pas une journée sans qu’elle accuse
le coup de ces inconnus qui soit disant lui collaient aux basques. Laetitia
faisait aussi peser ses craintes sur Mila, ne la laissant guère de temps
chez la nounou, sous prétexte qu’on ne savait jamais ce qui pouvait
lui arriver. Plus d’une fois il s’accrocha avec elle à ce
sujet-là. Leurs relations se tendaient, Laetitia se renfermait. Une
fois même, elle rentra décomposée, une voiture avait essayé de
l’écraser. Sa vie n’était qu’une suite d’inquiétudes
dans laquelle elle emmenait toute la famille. Cela ne servait à rien
que Gilles cherche à rassurer Laetitia, ils finissaient toujours par
se disputer, elle lui reprochant de ne pas prendre la mesure des choses, et
lui, se faisant du souci pour la santé mentale de Laetitia. Quelque
chose en elle ne tournait plus rond. Il voulait l’aider, mais il ne savait
comment. Un jour il confia ses craintes à un médecin. Pour la
première fois, Gilles entendit le mot de paranoïa. En sortant de
chez lui, il ne voulut pas croire le médecin, il se sentit accablé.
Que pouvait-il faire ? Il se voyait dans une impasse et son couple n’était
guère mieux. Ce soir-là, il se décida à livrer
ses inquiétudes à Laetitia elle-même. Après tout,
c’était elle la principale intéressée. Quand il
rentra, il la trouva à la maison, en train de faire la sieste.
Elle avait complètement oublié d’aller chercher Mila. Il
allait être sept heures et leur fille était chez la nounou depuis
huit heures du matin… Gilles eut un pincement au cœur, pauvre petite.
Il fallait que Gilles assure pour deux, qu’il s’organise pour faire
en sorte que Mila ne pâtisse pas des errements de sa mère. Il
gagnait mieux sa vie à présent, il pouvait se permettre de prendre
une baby-sitter qui irait chercher Mila plus tôt à la crèche.
Et puis il se rassurait en se disant que si Laetitia ne travaillait pas, il
pouvait très bien subvenir aux besoins de toute la famille. La seule
chose qui le gênait, c’était l’apathie permanente
de Laetitia, elle qui au début semblait si enthousiaste, n’était
qu’une ombre errante, demeurant des journées entières sans
rien faire, juste bouquiner ou dormir. Qu’elle avait maigri depuis quelque
temps ! Ses yeux avaient pris de l’intensité au fur et à mesure
que ses traits se creusaient.
«
Écoute Laetitia, commença Gilles, tu vois bien que ça ne
va plus ? »
Elle ne répondit pas, visiblement étonnée de cette entrée
en matière. Elle s’assit sur le canapé et saisit un coussin
qu’elle se mit à serrer contre elle, ressemblant en cet instant à un
petit animal sauvage. Gilles ne l’avait jamais véritablement apprivoisée.
« Laetitia, reprit-il, je suis inquiet pour nous. »
Il ne voulait pas la mettre en cause immédiatement.
«
Tu as remarqué les changements ? Notre vie ne ressemble pas à ce
que j’espérais. »
Le regard de Laetitia était fuyant. Elle attendait qu’il ait fini
de parler pour passer à autre chose. Elle n’aimait pas cette conversation.
«
Ce n’est pas un problème que tu ne travailles plus. Mais tu te
laisses aller à la déprime. Regarde-toi comme tu as maigri. Tu
passes tes journées dans le canapé, tu…
- Qu’est-ce que tu en sais, le coupa-t-elle, tu m’observes toi
aussi ?
- Non, mais je constate. Je ne sais pas effectivement. Je voudrais juste que
tu t’épanouisses, que tu sois bien. Tu ne ris plus. Tu as l’air
perpétuellement inquiète de quelque chose et tu ne me dis pas
ce qui ne va pas.
- Tu le sais très bien ce qui ne va pas. »
Sa voix avait changé, un petit filet aigu, comme celui d’une enfant.
Gilles avait envie de la presser contre lui.
«
Je te l’ai dit, reprit-elle. Je suis surveillée, je reçois
des coups de fil anonymes, des lettres de menaces. Mais tu ne me crois pas,
tu fais comme si tout cela n’existait pas.
- Je ne demande qu’à te croire, qu’à te protéger
même. Mais il faut que tu m’en dises plus pour que je puisse t’aider.
Qui te suis ? Qui t’appelle ? Montre-moi les lettres. A nous deux nous
serons assez forts pour lutter.
- Tu n’es pas dans ma vie pour te rendre compte de cet enfer.
- Mais je vis avec toi. Je suis là Laetitia. »
Elle se referma alors, son visage s’éteignit et toute lueur disparut.
« je ne veux pas en parler. »
Leur conversation s’arrêta. A chaque fois que Gilles essayait d’en
savoir plus, elle détournait la conversation. Contre quel adversaire
invisible pouvait-il lutter ? A la fin, elle lui avait même lancé qu’il
se comportait comme son ennemi, à la torturer avec ses questions.
Les jours qui suivirent, Gilles se montra plus attentif, il trouva même
un emploi de réceptionniste dans un théâtre pour Laetitia.
Elle l’accepta à contre cœur. Puis, une semaine plus tard,
elle l’abandonna. Gilles pensa un instant embaucher un détective
pour savoir ce que sa femme faisait de ses journées, savoir si ce qu’elle
disait sur celui qui la suivait toujours était vrai. Mais il n’en
fit rien, il ne voulait pas remettre sa parole en cause.
«
Ecoute Laetitia, demain je ne travaille pas. Nous allons aller nous promener
et quand il sera là, celui qui te suis, tu me le diras et je ferai ce
que j’ai affaire avec lui. Il ne me fait pas peur. Ce sera moi aussi
qui répondrais au téléphone. D’accord ? »
Laetitia ne répondit rien, mais le lendemain, elle ne voulut pas sortir
et il n’y eut aucun coups de fil, si ce n’est pour Gilles.
« Ca ne peut pas durer ! fit-il ce soir-là, je deviens fou moi aussi
avec ces histoires… Il faut que quelque chose se passe ! Il faut que tu
cherches du travail, que tu te bouges, que tu oublies que quelqu’un te
suit. Tu ne crains rien. Rien, tu entends ! Antoine est sorti de ta vie. Les
coups de fil, il n’y en a pas. Tu es en train de te monter la tête.
Sors, bouge, vois des gens ! tu t’es fâchée avec tous tes
amis. Ce n’est pas normal ! »
Ce dernier mot la fit réagir.
«
Tu dis que je ne suis pas normale ! C’est ça ? Alors tu es comme
les autres ! Pas mieux. Tu ne me comprends pas. Tu ne comprends pas que j’ai
peur. J’ai reçu encore hier des menaces et cette fois-si, elles
touchaient notre fille... »
Pour Gilles s’en fut trop.
«
Laisse Mila hors du coup, tu entends ? Elle n’a rien à craindre.
Rien.
- Mais comment le sais-tu ?
- Je le sais parce que tes craintes sont infondées. Personne ne te suit.
Personne ne t’envoie de lettres anonymes et il n’y a aucun coup
de fil. Tout ça, c’est toi qui l’inventes. »
Cela faisait trop longtemps que Gilles retenait tout, ça y est, il le
lâchait. Comment Laetitia allait-elle réagir ?
Elle se raidit, se figea puis s’installa dans le canapé sur lequel
elle s’empara d’un coussin et comme la dernière fois, elle
le serra très fort contre elle, l’air perdu et malheureux, complètement à la
dérive. Elle ne parla pas de toute la soirée, prostrée
dans un coin. Gilles devenait fou. Il hurla, il cassa deux bols, un verre.
Mais cela ne réussit qu’à l’éloigner davantage, à la
fin ce fut elle qui eut le dernier mot.
« Tu es fou. »
Oui tout devenait absurde.
Le lendemain soir, quand il rentra à la maison, il ne trouva personne.
Aussitôt il téléphona à la crèche. Laetitia était
passée chercher Mila à quatorze heures sans dire où elle
se rendait. Il passa la soirée dans une inquiétude croissante.
Il était persuadé que Laetitia lui faisait payer ainsi leur discussion
de la veille. Le téléphone retentit enfin à quatre heures
du matin. Gilles somnolait sur le canapé. C’était Laetitia.
«
Où est Mila ? fit-il d’une voix dure mais soulagée.
- Elle est avec moi, elle va très bien. Je ne peux pas te dire où nous
sommes, mais ne t ‘inquiète pas, je reviendrai bientôt. »
A présent, elle craignait être sur écoute. Le lendemain,
Gilles annula ses répétitions, il voulait être là au
cas où Laetitia se présenterait. Il passa trois jours à attendre,
de plus en plus inquiet. Que pouvait-il faire ? Il appela même un copain à qui
il se confia. Son copain l’alarma.
«
Il faut que tu la fasses soigner. Tu vois qu’elle est malade. Elle enlève
votre enfant. »
Il avait raison. Il fallait qu’il se rende à l’évidence,
Laetitia avait besoin de soins.
Quand elle réapparut, elle fit comme si de rien n’était
et refusa même de lui donner des explications. Gilles fut ferme. Il ne
tolérerait pas une nouvelle disparition sans quoi, il la signalerait à la
police. Il savait qu’il devrait se séparer de Laetitia, mais il
ne voulait pas l’abandonner dans cet état-là, avant tout,
il fallait qu’il s’occupe d’elle.
Les jours suivants, Laetitia sembla mieux. Elle cherchait du travail, cousait
une robe pour Mila, parlait de sortir avec une nouvelle amie. De son côté,
Gilles réfléchissait aux divers moyens pour la décider à se
faire soigner. La deuxième fois qu’elle disparut, Gilles appela
la police qui fit un signalement, mais elle ne réussit à rien
et il dut attendre que Laetitia revienne d’elle-même, deux jours
plus tard, encore amaigrie. Il ne put jamais savoir où elle avait passé ses
jours et ses nuits. Mila allait avoir un an.
Cette fois-ci, Gilles fut intransigeant.
« Ou tu te fais soigner, ou je te quitte.
- Si tu me quittes, c’est moi qui aurais la garde de Mila. »
A moins que ne soit prouvé sa maladie, cela se passerait ainsi. Gilles
ne voulait plus que Laetitia s’occupe de Mila. Dès qu’il
le pouvait, il allait la chercher à la crèche ou bien même
l’emmenait avec lui la journée. Mais son travail en pâtissait,
il se concentrait moins, lui aussi avait maigri. Il fallait qu’il trouve
une solution. Il savait que son amour pour Laetitia lentement se tarissait.
Cela lui faisait mal, il avait cru en leur histoire, encore maintenant, il
savait qu’il avait cette fille dans la peau, mais elle était trop
malade. D’ailleurs, depuis qu’elle était revenue, elle avait
demandé à faire chambre à part, dormant dans la petite
chambre d’ami au rez-de-chaussée. Elle accusait Gilles d’être
comme les autres, pire de s’être acoquiné avec ses ennemis
pour lui faire croire qu’elle était folle. Mais elle avait toute
sa raison, bientôt elle trouverait un emploi, ce qui la rendrait indépendante
financièrement, ainsi elle pourrait quitter le domicile conjugal avec
Mila sous le bras. Pour Gilles, c’était la pire des choses qui
pouvait arriver. Il se rassurait néanmoins en comptant sur son instabilité au
travail pour l’empêcher de s’en aller. Quoi qu’il en
soit, les choses ne pouvaient pas en rester là. Comment contraindre
Laetitia à se faire soigner ? Il en était toujours là.
Il voulait encore son bonheur, il voyait très bien qu’elle souffrait
abominablement. Tout le monde souffrait d’ailleurs à la maison
jusqu’à Mila qui faisait des cauchemars et n’arrivait pas
encore à parler, trop souvent témoin des désordres de
sa mère. Un soir que Gilles faisait manger Mila, Laetitia déboula
dans la cuisine, hors d’elle.
«
Je le sais, lança-t-elle. »
Aussitôt Gilles attrapa Mila et la monta dans sa chambre. Il ne voulait
pas qu’elle assiste à une scène.
Laetitia l’attendait, les bras croisés, une lueur féroce
dans le regard.
«
Tu es un salaud, reprit-elle. Tu couches avec ton assistante. Je le sais. Je
vous ai suivis dans la rue, tu la tenais par l’épaule.
- Mais ça va pas ! Ce n’est pas parce que je tiens quelqu’un
par l’épaule que je couche avec. Comment peux-tu dire ça
?
- Tes cheveux sentent l’amour. Tu ne m’aimes plus. »
Sans attendre un mot de Gilles, elle partit s’enfermer dans sa chambre.
Ce n’est que plus tard dans la soirée, que Gilles se décida à aller
parler avec elle. Il frappa à sa porte plusieurs fois, puis une intuition,
presque une terreur le saisit.
«
Si tu n’ouvres pas, je défonce la porte Laetitia, tu m’entends. »
Comme aucun bruit ne sortait de la chambre, Gilles se mit à donner de
grands coups sur la porte. Il dut s’y reprendre à plusieurs reprises,
puis il débarqua dans une pièce vide. Plus de Laetitia, la fenêtre était
ouverte, encore une fois, elle s’était enfuie. Son absence dura
quinze jours, durant lesquels elle ne donna pas signe de vie. Une nuit, alors
qu’il dormait, un poids sur sa poitrine qui l’empêchait de
respirer lui fit ouvrir les yeux, Laetitia se trouvait à califourchon
sur son ventre, répétant inlassablement les mêmes mots.
« je vais te tuer. Je vais te tuer. »
Malgré tout, Gilles fut soulagé de ce retour. Il se leva, essaya
de calmer sa femme, lui parlant comme à une enfant. Il fallait qu’il
l’aide.
«
je t’aime Laetitia. Je vais te protéger. »
Mais elle tremblait, hurlait même parfois. Au petit matin, Gilles appela
un médecin. Les paroles de Laetitia devenaient plus incohérentes.
«
Antoine va me tuer. Antoine va me tuer. » ne cessait-elle de vociférer
en bougeant inlassablement.
Quand on sonna à la porte, Laetitia blêmit.
«
Il est là, il est là ! » hurlait-elle avec des yeux d’angoisse.
«
Calme-toi, ce n’est pas Antoine. C’est quelqu’un qui est
là pour te soigner, tu m’entends ! » Il l’avait attrapée
par les bras et lui tenait la tête droite comme s’il voulait la
faire écouter de force.
Puis il la lâcha et alla ouvrir au médecin. Elle en profita pour
se réfugier dans la cuisine.
Mila pleurait dans son lit.
«
Vite docteur, fit Gilles, ma femme est dans la cuisine, elle a besoin d’un
calmant. Elle ne va pas bien du tout. »
Puis il monta à l’étage pour consoler Mila. Bientôt,
le docteur l’appela.
«
Aidez-moi. Votre femme a un couteau. Il faut que vous m’aidiez à le
lui faire lâcher. »
Gilles accourut. Laetitia se tenait droite, pointant le couteau en direction
du docteur. Il essaya de la calmer, mais elle ne voulait rien entendre. Alors,
il fonça sur elle et réussit à la maintenir. Il lui arracha
son couteau et continua à la contenir pendant que le médecin
préparait une piqûre destinée à l’apaiser.
Enfin, quand il lui eut administré le calmant, que Laetitia se fut affalée
sur le canapé et qu’elle commença à dormir, le docteur
se tourna vers Gilles :
«
Ce n’est pas d’un généraliste dont votre femme a
besoin, un psychiatre plutôt. Tenez, dépêchez-vous d’appeler à ce
numéro pendant que la piqûre fait son effet. Cela ne durera que
trois heures. »
Quand le psychiatre fut là, Gilles raconta tout, expliquant la situation
avec minutie et la plus grande objectivité. Laetitia devait être
soignée de toute urgence, elle risquait de devenir dangereuse, ce genre
de scène n’étant qu’un prémisse de toutes
les violences dont la paranoïa pouvait se montrer capable. Le psychiatre
lui apprit que cette maladie témoignait d’une grande souffrance
qui, si elle ne se retournait pas contre soi, prenait les autres en otage en
cherchant à les agresser.
«
Nous allons emmener votre femme dès ce matin, à l’hôpital
nous lui ferons subir des tests, ne vous inquiétez pas. Sachez que c’est
la seule chose que nous puissions faire. Vous auriez dû nous prévenir
bien plus tôt… Suivant les résultats, nous la garderons
ou dans le meilleur des cas, elle reviendra chez vous avec une médication
adaptée.
- Que vais-je dire à ma fille ?
- Vous lui direz la vérité, que sa maman est fatiguée,
qu’elle est partie se reposer. Ca vous fera un peu de calme. Vous avez
l’air d’en avoir besoin. »
Quand on emmena Laetitia, Gilles s’affala dans le fauteuil, toute sa
tension retombait à cet instant et il se mit à pleurer silencieusement
et amèrement. Où était la Laetitia des premiers temps
?
Les jours passèrent. Gilles s’occupait de Mila le mieux qu’il
pouvait, essayant de palier à l’absence de sa mère par
des soins attentifs. Régulièrement, il téléphonait à l’hôpital
pour prendre des nouvelles. Il n’avait pas encore le droit d’aller
la voir, elle n’était pas assez calme. Bientôt, elle serait
transférée dans un centre de soins où l’on s’occupait
de ce genre de malades et elle y recevrait un traitement approprié.
Elle était atteinte d’une paranoïa aiguë qu’il
faudrait de longues années pour soigner mais jamais Laetitia ne pourrait
plus vivre normalement.
Gilles était consterné, abattu. Il savait seulement qu’avec
l’internement de Laetitia, elle n’aurait jamais la garde de leur
enfant et cela le soulageait. Enfin, il eut droit d’aller la voir dans
la maison de soins.
Elle était maigre. On l’avait affublée d’une chemise
de nuit beaucoup trop large pour elle, ce qui avait pour effet de la rendre
encore plus petite, encore plus fragile et vulnérable. Quand Gilles
avança dans la pièce, qu’il lui dit bonjour, elle ne répondit
rien ; elle regardait par la fenêtre, lui tournant le dos. Gilles ne
voulut pas s’approcher, il avait peur de la mettre mal à l’aise.
Laetitia était d’un calme inquiétant, ses mains seules
révélaient sa nervosité. Gilles eut le cœur serré en
la voyant ainsi, à regarder par la fenêtre comme un prisonnier
cherche la liberté. Ici elle était un peu comme en prison, il
y avait un système de sécurité à l’entrée
et chaque chambre était fermée à clés. Le médecin
l’avait prévenu, tous les patients de ce centre étaient
probablement dangereux s’ils n’étaient pas sous de fortes
doses de médicaments qui leur enlevaient une partie de leur agressivité.
Apparemment, Laetitia avait retrouvé son calme, mais à quel prix
?
« Laetitia, fit-il doucement, Laetitia... »
Elle jeta un petit coup d’œil dans sa direction, un éclair
dans les yeux et puis, plus rien, le vide. Elle regardait Gilles comme si elle
ne le connaissait pas. A un moment, il ressentit le besoin d’un contact,
il sentait qu’il l’aimait encore, ou qu’un souvenir d’un
passé heureux venait s’immiscer entre eux. Il s’approcha
doucement d’elle.
«
N’ai pas peur de moi. » fit-il.
Et il lui prit la main. Le contact lui procura un tressautement, puis elle
se laissa faire, inerte. Sa main était couverte de griffures. Il la
porta à sa bouche et l’embrassa doucement. Il l’amena vers
le lit et la fit asseoir.
« Tu sais, Mila va bien. »
Laetitia ne bougea ni ne frémit.
« Tu te souviens de Mila ? »
Elle regardait Gilles dans les yeux, mais aucun sentiment de tendresse ne vint
succéder à l’immense tristesse qui s’y trouvait.
Les visites ne pouvaient pas durer plus de vingt minutes. Elle se laissa embrasser
sur la joue mais il l’entendit gémir quand il passa la porte,
elle criait à sa sortie.
Gilles rentra chez lui plus découragé que jamais. En roulant,
il repensa aux premiers moments, lorsqu’il l’avait connue et maintenant,
elle était là, dans cet endroit et Mila ne parlait toujours pas… à deux
ans bientôt. Trop de malheur, trop de tristesse s’étaient
précipités dans sa vie.
Gilles s’était remis au travail. Il avait besoin de s’y
perdre. Son spectacle marchait bien. Le soir quand il partait, il laissait
Mila à une jeune fille qui la gardait jusqu’à son retour.
Dès qu’il le pouvait, il allait voir Laetitia. Le médecin
n’était guère encourageant. Selon lui, Laetitia acceptait
de se laisser soigner, mais elle avait encore des moments d’une incroyable
violence, des moments où elle se mettait à parler d’Antoine,
disant qu’il voulait sa peau, de Gilles aussi, qu’elle présentait
comme son ennemi. N’y avait-il pas moyen d’améliorer son état
? Elle avait dû laisser cette maladie grandir en elle, à son insu
pendant de nombreuses années, puis, quand elle s’était
révélée, elle était déjà bien installée.
En tout cas, on ne pouvait pas envisager un retour à la vie commune,
pas pour l’instant. Gilles passait beaucoup de temps avec elle ; un jour,
il demanda même la permission de l’emmener pour le week-end à la
maison, mais le médecin fut catégorique, ce n’était
pas possible, son comportement pouvait être inattendu, il fallait des
soins et un entourage professionnel.
« Puis-je au moins lui amener sa fille ? »
Mila ne parlait pas, cela risquait de la heurter de voir sa mère dans
cet état-là et de Laetitia, on ne pouvait pas s’attendre à ce
qu’elle ait un comportement de mère. Non, il valait mieux attendre
encore, mieux ne pas risquer les déstabiliser toutes les deux. Gilles
craquait, seul et désorienté face à sa petite Mila qui
depuis bientôt cinq mois, pleurait tous les soirs dans son lit, sans
rien dire. Le seul mot qu’elle était capable de prononcer depuis
quelque temps, c’était maman et maman n’était plus
là pour personne…
Gilles ne se lassait pas d’aller voir Laetitia, seulement fatigué de
tout mener de front. Un soir, c’était un lundi, Gilles revint à la
maison vers dix-huit heures. Dès qu’il pénétra dans
la maison, il se sentit mal à l’aise. Il était chez lui
et pourtant dans l’atmosphère quelque chose d’indéfinissable,
de lourd, d’entêtant le prit à la gorge. Il déshabilla
Mila, lui fit couler son bain, puis il alluma la chaîne. Outre le fait
qu’il y avait sa fille, il se sentait observé. Il lava Mila, fit
comme d’habitude les gestes quotidiens, mais il ne put s’empêcher
de se sentir gêné par une présence troublante. Enfin, quand
il éteignit dans la chambre de la petite, à vingt heures trente,
il alla se poser dans un fauteuil, exténué, non pas rasséréné.
Ce qui rodait dans l’air l’inquiétait. Il alluma la télé,
mais n’arriva pas à se concentrer sur ce qu’il regardait.
Le téléphone sonna. Il se leva d’un bond, comme certain
qu’on allait lui annoncer quelque chose.
«
Votre femme s’est échappée. »
C’était la voix du docteur Kockseck, celui qui s’occupait
de Laetitia.
«
Elle a assommé l’infirmière qui s’occupait d’elle
et l’a enfermée dans le cagibi da sa chambre. Nous venons de la
découvrir. Cela doit faire un certain temps qu’elle court. Elle
n’a pas pris ses médicaments aujourd’hui, elle est donc
potentiellement dangereuse. Elle va certainement essayer de rentrer en contact
avec vous, prévenez-nous si vous la voyez et surtout ne la laissez pas
s’approcher de votre enfant ! »
Quand Gilles raccrocha, il alla fermer la porte d’entrée à clé,
puis retourna s’asseoir dans son fauteuil. Il n’avait pas envie
de recevoir la visite de Laetitia, pas ce soir. Il était fatigué.
Puis soudain, il y eut comme un déclic en lui, il savait ce qui l’avait
mis mal à l’aise. C’était l’odeur du parfum
de Laetitia. Il en était certain à présent. Il y avait
comme un léger parfum dans l’air, familier, un mélange
de rose et de vétiver. Aussitôt les jours passés en compagnie
de Laetitia lui remontèrent en mémoire. La vie était allée
beaucoup trop vite, elle avait fait trop de dégâts sur celle qu’il
aimait et voilà qu’elle était enfermée chez les
fous… Si on lui avait dit quelques années auparavant que ça
se passerait ainsi... Puis tout à coup, Gilles revint à la réalité,
il se leva, saisi. Laetitia était dans la maison, ce parfum signait
sa présence, mais où ? Il ne voulait pas qu’elle réveille
Mila, surtout si elle était en pleine crise. Il se dirigea vers le téléphone.
Il allait appeler le docteur Kockseck, le prévenir. Mais des pas se
firent entendre dans l’escalier. Le cœur de Gilles s’emballa.
Il réalisa qu’il avait peur. Qu’avait-elle pu faire ? Pourquoi était-elle
venue ?.
«
Laetitia…C’est toi ? » fit-il.
Pas de réponse, les pas continuaient à grincer sur les marches,
doucement, inéluctablement, elle allait lui apparaître. Comme
avait-elle pu venir jusque-là, pénétrer dans la maison
? Elle avait dû garder une clé. Gilles se dirigea vers les escaliers,
il l’aperçut dans une robe blanche, comme celle qu’il lui
avait vue à la maison de soins, mais elle était constellée
de tâches rouges. Laetitia se tenait droite, ses cheveux longs retombant
le long de ses épaules. Elle était maquillée grossièrement,
plus que de coutume, et son rouge à lèvres bavait au-delà de
sa bouche. On aurait dit un clown avec les lèvres descendant vers le
bas, en une grimace sévère. Elle fredonnait une mélodie
d’une petite voix haut perchée, comme celle des enfants. Elle
tenait un couteau à la main. Le docteur avait raison. Elle était
dangereuse. Quand elle aperçut Gilles, Laetitia s’arrêta
et le fixa de ses grands yeux, l’air hagard et vide. Non, elle n’était
pas dangereuse, elle sentait plutôt le malheur et la souffrance, ses
yeux le confirmaient.
«
Laetitia, fit Gilles, mais qu’est-ce que tu fais là, et avec ce
couteau… Tu t’es échappée, tu as frappé ton
infirmière et maintenant, que veux-tu ? » Gilles parlait d’une
voix qu’il voulait douce et sympathique, mais quelque chose dans son
timbre était mal assuré, comme un tremblement. Elle ne pouvait
quand même pas avoir fait de mal à Mila, pas à sa fille
! Gilles appréhendait, pourquoi ce couteau, pourquoi s’était-elle
cachée, pourquoi s’était-elle enfuie ? Qu’avait-elle
dans la tête ? Gilles voulut aller voir si tout allait bien en haut,
dans la chambre de l’enfant, mais il cherchait à ne pas brusquer
Laetitia, pour qu’elle ne se raidisse pas et qu’il puisse la désarmer
de ce couteau grotesque. Laetitia continuait à chantonner. Gilles comprit
les paroles : « C’est fini, fini, fini, fini » disaient-elles.
«
Qu’est-ce qui est fini ? » demanda Gilles.
Il attendit mais elle ne répondit pas.
«
Pourquoi t’es-tu enfuie ? Pourquoi tu n’as pas attendu que je vienne
te voir ? Je ne veux pas que tu vois Mila, c’est trop tôt. » les
questions et les injonctions fusaient dans la bouche de Gilles, il se savait
maladroit mais il avait peur.
A ce moment-là, elle partit dans un éclat de rire sinistre.
«
Tu n’as pas fait de mal à Mila au moins ? Et pourquoi es-tu toute
tâchée ? »
Mais elle restait muette face aux questions répétées,
psalmodiant la même invariable litanie. « C’est fini. C’est
fini… »
Gilles grimpa les marches doucement avec dans la tête l’idée
surtout de ne pas la brutaliser, de rester le plus calme, quand il arriva à sa
hauteur, il l’effleura de ses mains et cela la déséquilibra.
Alors Gilles la retint et comprit qu’elle était aussi molle qu’un
pantin. Gilles lui enleva le couteau, elle se laissa faire. La lame était
rouge. Cela l’affola.
«
Qu’as-tu fait avec ? Qui as-tu frappé ? Pourquoi est-il rouge
? »
Mais elle se taisait, immanquablement.
«
C’est fini, c’est fini… », ces seuls mots sortaient
de sa bouche.
Gilles eut alors un pressentiment sauvage. Mila. Vite. Il grimpa les escaliers
quatre à quatre avec le couteau entre les mains et se rua dans la chambre
de l’enfant. Il alluma, et se dirigea comme un fou vers le petit lit.
Mila avait les yeux fermés, elle semblait calme et apaisée, sa
petite bouche légèrement entrouverte, laissant passer un filet
d’un liquide rougeâtre, les draps recouverts de la même couleur
rouge, partout. Elle baignait dans un lit de sang ! Gilles l’attrapa,
il lui tapota la joue, il écouta son cœur qui ne battait plus que
faiblement, difficilement.
«
Mila ! Mila ! Ma chérie . Ca va ? Papa est là. Ca va aller ! »
Mais Mila n’ouvrait pas les yeux. Mila les gardait fermer, elle ne voulait
pas voir. Peut-être luttait-elle. Et Gilles devenait comme fou devant
ce petit corps qui ne réagissait plus, mou, devant ce petit corps qui
bientôt ne respira plus. Et Gilles hurla. Son cri retentit vainement
dans toute la maison, sans réussir à réveiller la morte
qui gisait entre ses bras, ce petit corps encore chaud.
«
Mila !!! Réveille-toi ! C’est papa ! »
Le corps de Mila pleurait des larmes de sang et ne faisait rien d’autre.
Rien. Le petit corps était mort et l’âme de Mila s’était
pschiitt, enfuie, plus d’âme, un corps mort, c’était
tout ce que Gilles tenait. Où était partie Mila ? Où était-elle
? Gilles secouait le corps pour y faire revenir de la vie. Ce n’était
pas possible. Elle ne pouvait pas avoir fait cela. Elle ne pouvait avoir tué leur
enfant, la seule chose qu’ils avaient fait de bien ! Non ! C’était
impossible. Gilles ne reposa pas Mila, il courut chercher un gant qu’il
passa sous l’eau et il se mit à nettoyer l’enfant, le visage,
les mains. Il lui enleva son pyjama doucement, le sang continuait de couler,
mais il commençait sensiblement à se tarir. Gilles découvrit
la blessure, Laetitia avait frappé à l’endroit du cœur.
Une entaille peu profonde, nette et définitive. Quand il eut terminé de
la laver, Gilles saisit le pouls de la petite. Mais il n’y avait plus
rien, plus de vie. En bas, le téléphone se mit à sonner.
Gilles tenait sa petite fille contre lui, il la berçait lentement.
«
Ma chérie. Ma chérie… »
Ce fut à cet instant qu’il sentit la présence de Laetitia
derrière lui, mais il ne bougea pas, elle pouvait faire tout ce qu’elle
voulait à présent, cela lui était égal. Puis, passant
devant elle, il se dirigea vers sa chambre où il s’allongea avec
le petit corps toujours contre lui et s’endormit au milieu de ses pleurs.
Le lendemain, lorsqu’il se réveilla, Gilles sentit le corps froid
contre lui. Il se mit à l’embrasser fébrilement. En bas
le téléphone sonnait, toujours, et personne ne répondait.
Gilles se leva, sans une pensée, sans un sentiment, comme une mécanique,
il se rendit dans la chambre de Mila dont il ouvrit l’armoire pour en
tirer une jolie robe à fleurs, la robe que Mila avait porté pour
ses deux ans, celle que sa mère lui avait cousue du temps où la
folie n’avait pas encore gagné, puis il l’habilla avec précaution,
comme un objet précieux. Il la déposa sur son lit et descendit
les escaliers. C’est là qu’il découvrit le corps
agonisant de Laetitia, sur les marches de l’escalier. Elle grognait.
Gilles se pencha au-dessus d’elle, il vit son regard noyé dans
les larmes et de sa gorge tranchée coulait le même sang vermillon,
puis il se redressa, contourna le corps qui tressautait, il n’y avait
plus rien à faire, il le savait. Il se dirigea vers le téléphone
et composa le numéro du docteur Kockseck.
Après le drame, la vie ne reprit pas pour Gilles, il enterra sa femme
et sa fille sous une même tombe blanche, il vendit la maison et partit
vivre dans un petit appartement à la périphérie de la
ville. Il abandonna le théâtre et se laissa aller à ses
souvenirs. Deux fois par jour, il se rendait au cimetière, il ne mangeait
plus. Puis il arrêta même d’y aller. Il ne pleurait plus,
au-delà des larmes et du chagrin. Il se laissait descendre, doucement,
bientôt il dut quitter son appartement, ses amis cherchèrent à le
faire revenir sur terre, à le consoler, mais pour lui, tout était
fini, il ne voulait personne, n’entendait plus les conseils et les paroles
d’amour. Il disparut progressivement dans la nature, dans les rues de
sa ville et se posa sur un banc, dans un métro quelconque où il
attendit que sa vie à lui s’achève. Il ne voulait plus
vivre, il ne voulait plus rien, juste rejoindre celles qu’il avait aimées.
De temps en temps on pouvait l’entendre monologuer avec une certaine
Mila à qui il confiait son amour. Mais le plus souvent, il ne disait
rien, hébété.
Paris, ce 21 avril 2004
Petit Marcou,
Qu’est-ce que ta sœur pouvait t’offrir d’assez personnel
pour ton anniversaire si ce n’est ce qu’elle sait faire : écrire.
J’ai donc décidé de te faire une petite nouvelle que je
voulais assez dramatique, parce que j’aime le dramatique. Je ne sais
pas si j’y suis arrivé, j’ai essayé de faire de mon
mieux, tu me diras, si cela t’a fait passer du bon temps.
Mon cher frère, je veux que tu sois heureux dans la vie. Tu es quelqu’un
que j’aime et que je souhaite éclairer par mon comportement… vaste
souhait, un peu orgueilleux, n’est-ce pas ? Mais bon, c’est comme ça.
Alors continue ta route, j’ai confiance en toi, en tout ce que tu fais,
fais seulement attention de ne pas brûler tes vastes ailes que je voudrais
protéger.
Ta Badacon…
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