Le petit Mustaphe

 

Le hasard de l’existence fit naître Mustaphe au bord du fleuve Niger, en bordure du désert malien. Tout jeune, il fut orphelin de père et de mère. Ce fut son oncle qui s’occupa de son éducation en lui apprenant le métier de berger. Comme sa croissance était lente, qu’il semblait devoir rester toujours dans l’enfance, tout le monde le surnomma « le petit Mustaphe ».

Profondément enfoncés dans une tête toute ronde, ses yeux étaient perçants, habitués à fouiller le fleuve lorsqu’il fallait le traverser avec les bêtes. L’opération pouvait s’avérer dangereuse : de longues pinasses aux coques de bois peint parcouraient quotidiennement cet endroit, obligées de louvoyer entre les bancs de sable et les animaux qui, cou tendu, yeux et narines dilatés, avançaient serrés les uns contre les autres, leurs longues cornes entremêlées formant d’abstraites îles dérivant dans le clapotis du courant. Comme chacun craignait pour sa vie, tous priaient : les voyageurs en buvant du thé à l’ombre des grandes voiles triangulaires des navires et les bergers en nageant à côté de leurs troupeaux.

Lorsque Mustaphe éprouvait de la joie, sa face s’illuminait réchauffant le chaos d’une denture poussée en toute liberté. Ce sourire lui venait naturellement lorsqu’il gardait ses vaches. Il en possédait une dizaine et les connaissait toutes par leurs noms. Il aimait ses bêtes non pour leur valeur marchande dont il ignorait tout, mais pour la nourriture qu’elles lui donnaient et pour la confiance teintée d’affection qui les faisait venir à pas cadencés lorsqu’il les appelait. Comme beaucoup de bergers, il ne guidait pas le troupeau : il se contentait de suivre le cheminement des animaux à la recherche de pacages. Il en avait adopté les manières et le rythme chaloupé : il pouvait rester immobile pendant des heures puis repartir subitement avec toute la nonchalance possible, sans but apparent pour qui ne comprend pas le langage silencieux des espèces vivantes. De temps à autre, la peau de Mustaphe frémissait sous la piqûre des insectes qu’il chassait d’un revers de main, imitant à la perfection le mouvement las des vaches dont la queue fouettait régulièrement leurs flancs. Ces longues heures de marche lui avaient donné une grande résistance physique et l’avaient habitué au silence de la réflexion : Mustaphe, malgré son jeune âge, voulait comprendre ce qui était en lui, saisir le sens de cette émotion qui l’habitait lorsque, le regard plongé dans les nuits maliennes parfois si limpides et profondes, il se sentait enveloppé dans un univers de beauté et de mystère bienveillant qu’il liait instinctivement à sa mère. Il revoyait sa fine silhouette drapée d’étoffes aux couleurs vives, le mouvement rapide de ses mains occupées à tisser ; il percevait encore, perdu dans les sonorités paisibles de la rue, le tintement de ses bracelets et les chansons tristes qu’elle lui fredonnait sur les gens d’autrefois lui revenaient en mémoire. Les étoiles le fascinaient particulièrement : lointaines et présentes pourtant, leurs petites voix presque inaudibles lui semblaient aussi douces et tendres que celle de sa mère qu’il imaginait désormais parmi elles. Aussi prit-il l’habitude, dès la nuit venue, de leur parler puis de leur adresser des chants dont le cœur était formé par les stridulations des grillons.

Lors d’élections, l’oncle de Mustaphe, militant de l’opposition, fut rossé par des milices. Il avait intérêt désormais à quitter rapidement le pays. Avant de partir pour la France, il confia son neveu à son fils aîné. Assez vite par l’entremise de cousins bagagistes à l’aéroport de Roissy, l’oncle trouva un travail de nuit dans ce service puis un appartement dans une ville de la banlieue nord de Paris. Le reste de la famille pouvait enfin arriver, y compris Mustaphe qui, pensait son oncle, devait recevoir une bonne éducation lui assurant un avenir où les bergers n’ont guère de place : il apprendrait à lire, à écrire et à compter ; il lui fallait réussir des études qui lui permettraient d’échapper à la terre ingrate du Mali. Dans l’avion, Mustaphe ne pouvait croire à l’évidence de son départ : comme la veille, il parcourait paisiblement de vastes espaces bleu-violet qu’il connaissait bien. Au-dessus de Paris, ses sentiments étaient les mêmes : la nuit, les milliers de lumières au sol, les terminaux de l’aéroport ressemblaient à une voie lactée inversée dans laquelle il allait bientôt vivre. A sa sortie de l’avion, l’oncle était là, l’apostrophant joyeusement dans la langue Peul que connaissait Mustaphe. Il fut présenté à l’ensemble du service bagage de l’aéroport où se côtoyait l’infinie diversité des ethnies d’Afrique de l’ouest : toucouleurs, Peuls, Malinkés, Dyoulas, Bambaras, etc… multitude souvent issue de lignages royaux autrefois vaincus par la colonisation. Mais il était trop tard. Il fallut mettre un terme à ces courtoisies : Mustaphe était pressé de voir la France. Son oncle le conduisit dans le hall bordant la circulaire où il savait trouver rapidement un taxi pour le gamin et un cousin accompagnateur. Le petit groupe passa devant quelques clochards aux prises avec deux vigiles en treillis noirs, armés de matraques et de chiens qui semblaient comprendre la situation. L’heure n’était pas à l’émeute. Les deux molosses conservaient d’ailleurs une étonnante placidité : leurs paupières un peu lasses se fermaient de temps à autre sur des yeux ronds et bonasses où la foudre de la colère n’était pas. L’oncle, qui avait en lui le feu de la révolte, fit remarquer en observant la scène que la France était bien le pays des droits de l’homme : « on sait, ajouta-t-il, demander respectueusement aux pauvres d’aller dehors y mourir de froid ». Mustaphe ignorait ce que sont « les droits de l’homme » mais, il perçut très clairement l’ironie d’un homme qui se frottait machinalement le coude en pensant aux coups reçus autrefois.

Dans le taxi, le cousin entretenait un bavardage amical que le jeune Malien n’écoutait pas, absorbé par le paysage qui filait de l’autre côté de la vitre : hôtels, garages, hangars, parkings, rails de sécurité, panneaux se succédaient au rythme rapide de la voiture. Une brume hivernale s’était levée à la tombée de la nuit, teintée par la lumière orange des néons éclairant ces lieux de solitude. Finalement, le cousin découragé s’était tu ; le chauffeur écoutait en sourdine de la musique ; quelquefois Mustaphe croisait son regard dans le rétroviseur. Il appréciait le confort et le sentiment de sécurité que lui inspirait ce moment propice à la réflexion. Il ignorait si sa vie future serait bonne mais indéniablement la nouveauté le plongeait dans une euphorie que d’autres, plus cultivés, auraient assimilé à un état de grâce. Lorsqu’ils furent arrivés - ils étaient trois heures du matin – la ville dormait : les rues étaient désertes, les immeubles silencieux et l’appartement de l’oncle n’avait pour le moment d’autre fonction que d’abriter le sommeil de ses enfants. Une fois seul dans sa chambre, Mustaphe s’allongea sur son lit puis éteignit la lumière. Dans l’obscurité, il pouvait voir le monde en l’entendant : il percevait dans le lointain le bruit rapide d’une rame de TGV en route pour Londres, le vrombissement d’une moto et tout à côté, la plainte d’un petit surpris par un cauchemar. Loin de la confusion des sons, du chaos de la lumière et des bavardages, Mustaphe retrouva un peu de calme. Il eut alors la conscience heureuse que son autre vie allait commencer à l’instant précis où il s’endormirait.

Il découvrit la population des banlieues par l’école du quartier. Comme il était analphabète, qu’il ne connaissait pas le Français, la direction de l’établissement le plaça dans une section non francophone. Il aimait apprendre ; il aimait son professeur et ses camarades dont la gentillesse était exprimée dans les langues les plus diverses : Poular, Syriaque, Turque, Arabe et Français. Mais ce fut par l’entremise de Bakara qu’il put élargir le cercle de ses amitiés. Bakara n’avait que peu d’amis à l’exception de Mustaphe et Steeve, un personnage au physique élancé, fin d’esprit et rieur, perpétuel décontracté, aristocrate par instinct, planant avec une grâce innée au-dessus des pesanteurs de la vie. Surtout, Bakara tentait d’aligner son comportement sur celui de Yussuf dont il enviait secrètement la force de caractère et l’indépendance. Très tôt, ce garçon avait appris à tromper sa mère, une Marocaine douce et illettrée, incapable de le contrôler autrement que par la menace d’un père conducteur de travaux, toujours absent. Au retour de son mari, elle exposait en larmes ses griefs et la mauvaise conduite de son fils. Yussuf recevait alors de bonnes raclées qui lui en imposèrent les premières années : il pleurait ; gémissait ; se frottait les côtes et promettait. Puis, il s’endurcit : ces coups lui arrachant le cuir, pensait-il, sont le prix à payer pour être libre. Sans que cela fut visible, il devint orgueilleux et viril : il se sentait plus fort que son père ; plus fort que la douleur et comme il était habité par une volonté animale, il ne craignait pas même la mort, une réalité qu’il n’imaginait pas. Yussuf était dominateur, fasciné par le pouvoir et ceux qui l’exerçaient. Il ne reconnaissait que les lois issues de ses fantasmes de toute puissance, que la jouissance égoïste comme fin en soi, et qu’une norme régulatrice, celle de la compétition dont il avait plus ou moins compris qu’elle est un meurtre autorisé. Cette absence de principe qui n’était qu’une autre manière de comprendre le monde, navrait ses parents, les professeurs, les adultes en général, bercés par les souvenirs de leurs enfances et des idéaux de progrès morts depuis longtemps. Yussuf passait à juste titre pour un dur qui affirmait symboliquement - et sinon à coups de poings - son autorité en portant le « bandana » des voyous du quartier ou des vêtements de marque achetés avec les fruits de ses menus trafics. En quelques années, il était devenu le pivot d’une petite bande dont les membres pouvaient être des admirateurs à la recherche de protections ou des complices plus ou moins engagés dans le processus de délinquance. Yussuf n’y avait pas d’amis.

Mustaphe bénéficiait dans cette bande d’une situation particulière : il pouvait se défendre seul ; il ne voulait pas voler et ne cherchait finalement que des amitiés, celle de Steeve et de Bakara. A son arrivée au collège, Mustaphe avait immédiatement éprouvé de la sympathie pour ce dernier, un brave garçon un peu rond et timide souffrant d’une sensibilité trop vive dans un univers où les gamins de son âge font leurs preuves en affichant une rudesse qui ne lui était pas naturelle : Bakara savait être délicat, et le fut effectivement lorsqu’il aborda Mustaphe, en utilisant ces quelques mots de Peul qu’il connaissait par son père, issu de ce peuple. Il avait aussi ses secrets que Mustaphe découvrit lorsque son nouveau camarade eut la témérité de l’amener chez lui. Le père de Bakara, divorcé et chômeur, s’y trouvait avec Nadia, une superbe métisse, la conquête d’une semaine qui touchait à sa fin. L’un et l’autre étaient assis dans les ruines d’un canapé regardant les actualités. Le spectacle irritait Monsieur N’Diaye déjà éméché.

« Ah ! fit-il dégoûté, le monde est vraiment vieux.
- Non, objecta Nadia, ce n’est pas le monde qui est vieux, c’est toi qui es usé.
- Bien vu » répondit-il, mi admiratif, mi ironique ; « Tu as raison ; je suis crevé. Viens là ma jolie, ajouta-t-il l’air concupiscent, tu es ma sève ; tu vas me régénérer ».

Cette effrontée l’excitait visiblement : certes, elle ne pouvait lui redonner le goût perdu de la vie mais au moins se sentait-il, grâce à elle, encore vivant. Les mains de l’homme fouillaient maintenant sans hésitation l’intimité de la jeune femme gênée par la présence de Bakara et de Mustaphe : malgré tout son cynisme, elle ne pouvait franchir les limites du cercle devant, à ses yeux, protéger l’enfance. Les deux garçons étaient indésirables. Aussi, reçurent-ils une volée d’injures accompagnée d’une savate lancée par un père n’ayant plus la force d’aimer son fils, souvenir douloureux d’époques plus heureuses, cherchant à se détruire en lui infligeant des souffrances qu’il regrettait toujours trop tard. Dehors, les deux gamins réfugiés dans un coin sombre d’une rue voisine avaient terriblement besoin l’un de l’autre. L’obscurité et le silence de la nuit, en effaçant la réalité de leurs corps, révélaient avec une acuité particulièrement vive la proximité de leurs âmes, chacun comprenant l’autre intuitivement. Bakara aurait voulu mourir sans la chaude présence de Mustaphe. Et Mustaphe, à cet instant, aimait Bakara qui savait être malheureux sans devenir mauvais, en se cachant derrière les artifices de l’arrogance. Bakara souffrait : il pensait ne pas être aimé ; il se sentait seul parmi les autres jusqu’à éprouver une sensation physique de vertige ; sa mère lui manquait ; enfin, il avait honte de son père qui perdu dans la jouissance et la sulfureuse sapidité du corps de sa partenaire, affolé par l’effarante vacuité de son existence, rêvait plus qu’il n’imaginait une impossible rédemption. Les relations qu’entretenaient Mustaphe et Yussuf étaient plus distantes. Il n’y avait guère d’affinités entre eux : Mustaphe ne trouvait pas en Yussuf la sensibilité de Bakara et ce lot possible d’expériences heureuses ou douloureuses qui soude les amitiés. Cependant Yussuf, petit chef de bande, ne pouvait se contenter de cette neutralité : il enrageait de n’avoir aucune prise sur le nouveau venu et s’interrogeait sur sa nature profonde. Pourquoi les objets ne l’intéressaient-ils pas ? Pourquoi semblait-il si loin de tout ? Pourquoi, enfin, était-il insensible aux préoccupations de la bande ? Intelligent et intuitif, Yussuf pressentait chez Mustaphe une originalité peu commune : ce petit bonhomme lui paraissait naturellement libre, s’intéressant à tout et à tous mais n’imitant personne. En quoi consistait le secret de ce personnage apparemment un peu timide, mais au fond si sûr de lui ? Etait-il l’inventeur de lui-même ? tout au plus sentait-il en lui la présence inexpliquée d’une chose très pure le protégeant.

Yussuf voulut alors l’initier à la pratique du mal. Ainsi s’arrangea-t-il pour que Mustaphe soit le témoin, et si possible l’acteur, d’un règlement de compte. Flanqué de deux acolytes, Yussuf put cerner dans un endroit tranquille après une chasse rapide mais exaltante, un garçon qui refusait leur protection. La petite équipe utilisait toujours la même tactique : elle tournait autour de sa future victime affolée, prête à se noyer dans un tourbillon d’abord lent plus incroyablement véloce d’où fusaient des coups de plus en plus précis et douloureux. Cette fois encore, après quelques minutes, le gamin au sol, pelotonné, les yeux révulsés, le souffle court, gémissait et implorait une grâce qui ne venait pas : ses trois agresseurs déchaînés éprouvaient une véritable jouissance qui leur faisait perdre toute mesure. Mustaphe était resté à quelques pas de là, en dehors de cette frénésie. La sauvagerie du moment le répugnait comme l’avait répugné autrefois au Mali l’abattage des animaux dont le blanc des yeux roulait sur une vague de terreur au contact du froid de la lame sur leurs gorges. Pitié et colère le saisirent en même temps. Il ramassa une pierre qu’il fit tressauter dans sa main avec une habileté telle qu’elle paraissait avoir une vie propre. Lorsqu’elle fut assez chargée de sa fureur et prête à bondir, il la lâcha dans un geste d’une impeccable perfection, aussi puissant et magiquement destructeur que les serres d’une buse rompant le col d’un lièvre. Le visage entaillé, l’un des gamins s’écroula dans la poussière. Les deux autres, dégrisés, laissèrent leur proie sans oser se venger d’un adversaire aussi redoutable. Néanmoins, Yussuf qui n’abandonnait jamais, en savait assez pour contourner cet obstacle et atteindre Mustaphe par d’autres moyens le moment venu.

L’occasion se présenta lorsque dans la rue, ils croisèrent Marie, une fille de quelques années leur aînée, métisse de Français et d’Ethiopienne. Elle possédait des traits fins, un front haut encadré de tresses nouées à l’Africaine, rehaussées de bijoux anciens prêtés par sa mère. Ainsi mise, elle semblait porter en elle cette beauté appartenant à l’antiquité du monde. Mustaphe fut immédiatement attiré par cette silhouette gracile et souple avançant vers eux avec une parfaite fluidité. Yussuf l’interpella en lui proposant sans préambule, comme si la chose était convenue depuis longtemps, des chaussures de marque. Elle parut ne pas le voir ni l’entendre : son regard plongeait sans timidité dans celui de Mustaphe qui goûtait à travers lui, une sensation de délicieuse fraîcheur. En elle tout paraissait franc et courageux. Aussi, ne fut-il pas surpris lorsqu’elle lui annonça, sur un ton joyeux et prophétique, qu’elle ne l’abandonnerait jamais. Yussuf, témoin attentif et narquois de la scène, l’interrompit brutalement. Puis lorsque Marie se fut éloignée, il la commenta avec violence et cynisme : « Marie est comme sa mère, dit-il, c’est une pétasse, une suceuse ; si tu la veux, offre-lui des bijoux ou des vêtements, elle adore ça ». Mustaphe ne répondit pas : Marie qu’il connaissait mieux qu’une sœur ne pouvait être ce que prétendait Yussuf qui lui apparut comme mauvais. Ce jugement était néanmoins incomplet : Yussuf n’était certes pas bon, mais il était surtout un fin stratège, adorateur et petit bénéficiaire de la pourriture du monde par laquelle il espérait amener son camarade à la stricte observance des règles de la bande. Les mois s'écoulèrent. Mustaphe apprit approximativement le Français puis vint l’été. Alors que Paris se vidait à l’occasion des vacances, les voitures des quartiers de banlieue brûlaient un peu plus souvent, traçant de la sorte, les limites d’un territoire dont la jeune population tenait, par ce moyen, à rappeler son existence aux estivants. Yussuf, Mustaphe, Bakara et Steeve avaient pris l’habitude de se rendre sur le lieu de ces incendies nocturnes. Yussuf et Bakara trouvaient ces exactions à la hauteur de leurs mérites et attendaient seulement de grandir un peu pour se lancer dans des opérations qui achèveraient d’établir une réputation déjà solide. Steeve et Mustaphe, quant à eux, n’en pensaient rien : Steeve y voyait une distraction animant les nuits d’une ville ordinairement vide ; Mustaphe, plus contemplatif, passait de longues minutes à regarder le brasier, suivant des yeux les flammèches montant droit vers le ciel qu’il imaginait, au-delà de la brume parisienne, pur et vaste comme au Mali.

Un soir, Mustaphe fut tiré de sa rêverie par Marie. Elle lui apparut soudain entre deux volutes de fumée noire, toujours fine et aérienne. Le regard de cette petite magicienne était encore franc et courageux mais il n’avait plus rien de joyeux ; il exprimait même une sorte de gravité. Sans un mot, tout en tournant les talons, elle lui fit signe de la suivre. Mustaphe sentit qu’elle voulait le protéger d’un danger imminent, l’extraire d’un endroit où il se sentait très mal ; elle le conduirait certainement dans le monde des étoiles, un paradis qu’il regrettait plus que tout. Il allait la rejoindre lorsque la police qu’il n’avait pas vue venir l’arrêta. Les officiers responsables de la garde du commissariat placèrent Mustaphe dans une cellule dont ils laissèrent la porte ouverte. De là, le gamin pouvait apercevoir une jeune femme en uniforme tenant l’accueil, recevant les plaintes des victimes de la nuit : cambriolés, personnes menacées ou agressées, femmes battues. Tout y était ou presque : les uns habillés, les autres couverts de manteaux cachant un pyjama, les énervés, les endormis, les calmes et même les rigolards. Le néon de la salle produisait un léger grésillement pendant que dans son cadre en bois, le Président de la République, adossé à une verte campagne élyséenne, semblait sourire paternellement à cette population tirée brutalement de son sommeil. Lorsque la fille eut terminé cette tâche, elle se dirigea vers Mustaphe puis vint s’asseoir à ses côtés. Après une courte réflexion et quelques hésitations, elle lui prit la main pour le rassurer. Ce contact plut à Mustaphe : sa mère avait cette forme douce et chaude, et c’est ainsi qu’il imaginait Marie. Elle lui reprocha d’abord de traîner le soir en bien mauvaise compagnie. Puis, plus chaleureuse, elle lui expliqua que son oncle, encore au travail, viendrait le chercher au petit matin, à l’ouverture du commissariat. Avant de regagner l’accueil, elle lui laissa un repas, une couverture et un oreiller pour terminer la nuit. Après avoir soupé, Mustaphe s’allongea. Il rêvassait lorsque le sommeil le saisit. Il parcourait maintenant les étendues arides du Mali ; ses bêtes déambulaient paisiblement sous le soleil du soir auquel elles semblaient adresser les muettes prières dont sont capables les animaux. Et Mustaphe, petite silhouette dressée dans l’immensité, repu de beauté, se sentait parfaitement heureux. Steeve, Yussuf et Bakara avaient échappé à la police et s’étaient partagés : Steeve qui craignait ses parents était rentré chez lui. Yussuf et Bakara s’étaient, quant à eux, violemment opposés. Bakara voulait attendre Mustaphe à la sortie du poste de police tandis que Yussuf, assez indifférent au sort de son camarade, désirait encore circuler dans le quartier. Devant cette obstination inhabituelle, Yussuf joua d’abord la carte de l’autorité puis celle de la force. Les gamins, après quelques insultes, se battirent, Yussuf sûr de lui, Bakara convaincu de sa défaite qui advint après quelques minutes. Le vainqueur, un peu essouflé était assis sur le vaincu cloué au sol mais dont le regard ne faiblissait pas : sa détermination était intacte. Yussuf en fut impressionné. Jusque là, Bakara lui avait toujours paru fidèle parce que complice et influençable ; maintenant celui-ci le défiait, prêt à supporter le pire pour une amitié qui le rendait, tout comme lui, mais pour d’autres raisons, indomptable. Ce courage résidant ailleurs qu’en lui même plut à Yussuf qui éprouvait une sorte de soulagement : il n’était pas le seul de son espèce ; Bakara et lui étaient égaux dans la détermination ; l’un pouvait compter sur l’autre, et une amitié sans faiblesse, si longtemps refoulée, pouvait naître entre eux. Subitement, il eut pitié de cette petite boule noire qui respirait avec peine en retenant ses larmes. Il lui tapota amicalement la joue, sourit et lança un sonore : « Viens, on va attendre Mustaphe ». Et, inquiet, ajouta : « Tu n’as pas mal ? ». Etonné de cette soudaine sollicitude, Bakara répondit à la va-vite que tout allait bien. Puis, les garçons se relevèrent et allèrent vers le commissariat, Yussuf en tête, Bakara derrière en boitillant légèrement. Assis devant l’entrée du poste de police, à l’abri des regards, les deux amis conservaient le silence, plongés dans la réflexion que leur inspiraient les événements de la soirée. Bakara avait l’air sombre qu’il prenait souvent dans ses moments de solitude, hors la présence de ses camarades. Après un petit moment, ils échangèrent à voix basse quelques phrases exprimant leur perplexité. Mustaphe restait une énigme : il venait d’être pris en regardant un ciel où eux-mêmes ne voyaient rien, et en suivant Marie ordinairement distante avec les garçons mais, pour la circonstance, incroyablement sensible au sort du petit malien. Qu’avait-il fait pour mériter le dévouement de cette fille étrange ; folle de poésie, disait-on ; récitante passionnée de textes devenant incantatoires en franchissant le seuil de ses lèvres ; tendre avec profondeur mais de capable de colères redoutables ; apparaissant et disparaissant toujours à propos ; belle et sensuelle pour son âge mais incorruptible ; si différente enfin des gamines de la cité ?

Ces spéculations irritaient les deux compères. Mais, que pouvaient-ils comprendre du haut de leurs onze ans d’amitié, de l’amour, des souvenirs et du temps passé ? Marie se sentait proche de Mustaphe, de sa timidité, de ce monde intérieur qu’elle entrevoyait en lui. Bientôt, se disait-elle, alors gagnée par une douce certitude, nous nous aimerons. Et cette idée toute simple mais puissante, la remplissait de bonheur. Avec la même force, elle détestait l’univers de Yussuf et Bakara dont les bouches étaient pleines du goût frelaté des choses inutiles : le vrai de la vie, pensait-elle, se trouve ailleurs, dans un coin de chambre animé soudainement par le soleil et les sonorités assourdies de la rue. Une grande fatigue s’était emparé de Yussuf et Bakara qui dormaient depuis quelques minutes, fraternellement l’un contre l’autre. Leur activité cérébrale et organique se réduisait maintenant à presque rien, les précipitant dans un vide sidéral. Puis, l’esprit de Yussuf fut parcouru par des lambeaux de paysage qui en s’agrégeant devinrent un désert d’où déboulaient des vaches menaçant de l’encorner, poussées par un Mustaphe méconnaissable, terrifiant, recouvert d’une épaisse couche de poussière blanche. Yussuf éprouvait une peur dont il ne se savait pas capable. Une sueur âcre perlait à la surface de sa peau. Instinctivement, il sut qu’il devait appeler son camarade dont il redoutait parfois le regard. Mustaphe ! Mustaphe ! hurla-t-il en pleurant sur le point de devenir fou avant de sentir monter en lui une vague d’amitié et de bonheur contenant toute la puissance heureuse d’une libération. Alors, Mustaphe soudainement réinvesti de sa chaleureuse humanité, murmura de sa voix chantante : « Tu es en moi ; je suis en toi. Tu es protégé ; dors en paix » ce que Yussuf fit en se serrant contre Bakara. La ville était totalement calme : les voitures ne brûlaient plus depuis longtemps ; les délinquants dormaient. Seuls quelques « tags » et graffitis leur donnaient encore une voix : le classique et dérisoire « cop killer » mais aussi, le plus énigmatique et peut-être désespéré : « Nous ne croyons qu’en ce que nous avons ! ». L’air de l’été, devenu plus frais, sentait la campagne environnante. Quelques chats, au poil rendu hirsute par la graisse des voitures sous lesquelles ils demeuraient, traversaient les rues, craintifs et délicats, fixant de leurs regards verts un improbable avenir où se profilent des êtres invisibles à tout autre qu’eux-mêmes, sous l’œil paisible de la lune, ronde et douce comme les joues mafflues des enfants.

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