MIRELA



La BMW bleu marine, flambant neuve, roulait à vive allure. La route, du moins ce qu’il en restait, était pourtant caillouteuse. Elle se transformait même sur certains tronçons en véritable piste. Sans marquer le moindre ralentissement, le véhicule croisa quelques paysans montés en amazone sur le dos de vieux ânes résignés et des troupeaux de caprins accompagnés de leur pâtre nonchalant. En cette fin d’après-midi où le soleil se rapprochait déjà du sommet des collines environnantes, chacun s’en rentrait paisiblement à son village. Une journée de labeurs aux champs venait encore de s’écouler ; toute la région respectait l’immuable rythme dicté par les travaux agricoles.
Le passage de la voiture à peine sortie de l’usine, symbole du monde citadin, aurait pu apparaître comme une arrogante provocation. Néanmoins, la campagne s’était habituée depuis deux ou trois ans, aux incursions répétées des gens des grandes villes. Ceux-ci paraissaient vouloir exhiber avec un plaisir non dissimulé les attributs échus à leur rang, révélant ainsi un sentiment flagrant de supériorité.
Les couleurs automnales, alliées à l’éclairage rasant et déclinant, conféraient un charme indéniable au paysage et le spectacle de la pureté d’une fraîcheur radieuse était susceptible de justifier en lui-même ce détour bucolique à partir de la grande nationale reliant Tirana à Skhöder. Mais Bashkim et Afrim ne s’attardaient guère à apprécier le panorama. La route, de plus en plus sinueuse et escarpée, s’échappait vers des hauteurs boisées. Bashkim restait concentré sur sa conduite tandis qu’Afrim, porteur d’une lourde minerve, se voyait obligé de brider ses velléités, s’il en eut, de tourner la tête.
« C’est encore long ? questionna ce dernier.
- On arrive, répondit Bashkim.
- Mais comment t’as fait pour te dégoter une fille par ici ?
- Je te l’ai dit. Ses parents l’avaient envoyée dans la capitale pour suivre des cours de je ne sais quoi à l’université. Mais, elle, préférait sortir et voir du monde. Et c’est comme ça que j’ai été amené à la rencontrer et à devenir son amant. Seulement, quand ses parents ont découvert qu’ils payaient pour rien, ils l’ont ramenée chez eux.
- Des études ? Ils ont de l’argent, ses parents ! De quoi elle se plaint ?
- Ils ne sont pas les plus malheureux, c’est vrai. Mais c’est surtout la vie dans ce coin paumé qui ennuie à mourir leur fille ».

Un quart d’heure plus tard, la BMW entra dans un petit bourg. Le café de la place centrale avait étalé toutes ses chaises. Les clients, en grande partie des hommes, étaient attablés par petits groupes de trois ou quatre autour de verres à thé. Certains agrémentaient cette indolence oisive en jouant avec des pions sur un damier noir et blanc. Tous, ou presque, se détournèrent vivement vers la voiture lorsqu’elle fit vrombir son puissant moteur devant le monument abandonné à la gloire du Parti albanais. Le marteau de l’ouvrier, tout autant que l’extrémité pointue de la faucille de son camarade s’étaient brisés et avaient mystérieusement disparu depuis bien longtemps déjà. Un peu plus loin, après avoir traversé rapidement la petite agglomération d’un bout à l’autre, bashkim et Afrim parvinrent à une ferme isolée, légèrement en retrait de la rue. La bâtisse au confort visiblement rudimentaire, semblait toutefois bien entretenue et arborait des volets verts et des rideaux de dentelle. Deux chiens se mirent à aboyer de concert sur le véhicule qui venait de s’immobiliser à bonne distance. Une femme assez forte, d’âge mûr, vêtue d’une chasuble aux couleurs défraîchies et coiffée d’un fichu rouge, se trouvait assise à même le sol sous un olivier. Elle interpella ses deux sentinelles d’une voix tonitruante et sur un ton autoritaire, mais se soucia peu d’identifier la visite. Bashkim klaxonna par deux appels prolongés. Une jeune femme en jean et aux cheveux mouillés, apparut dans l’encadrement de la porte. Elle vit la BMW, puis se retira vers l’intérieur. On l’entendit alors crier avec un soupçon d’ironie cachant sans doute un brin de jalousie : « Mirela ! Je crois que c’est encore pour toi ! ».

Bashkim s’extirpa enfin du véhicule quand la Mirela en question sortit. Cette dernière commença par rudoyer les chiens qui avaient repris leur clabauderie assourdissante et leur intima sans ambiguïté de prendre le large. Ils lui obéirent instantanément. Elle se dirigea ensuite prestement vers Bashkim. Celui-ci, au lieu d’aller vers elle, s’éloigna d’une démarche lente et assurée, comme pour l’inviter à le rejoindre à l’abri des indiscrétions.
La femme au fichu ne manifestait toujours aucune curiosité patente mais observait la scène du coin de l’œil. Derrière les fenêtres, à travers les voilages, on devinait la silhouette de la première jeune femme, rejointe bientôt par deux petites têtes blondes.
Mirela avait conservé la longue chevelure souple et dorée de son enfance qui se répandait généreusement jusqu’à ses reins. Son physique naturel, bien en chair, présentait des proportions harmonieuses. Ses rondeurs plantureuses exhalaient une sensualité manifeste. Sa peau était d’une incroyable blancheur, presque pâle, mais aucune imperfection n’en ternissait l’aspect délicatement opalin. Ses grands yeux marron reflétaient une joyeuse vitalité ; Mirela était animée d’une constante gaieté et d’un insatiable désir de découverte.
Aussi, se sentait-elle à l’étroit dans cette région recluse, à l’écart des grandes métropoles. Elle jugeait son environnement désespérément rural, si étranger à l’autre monde, celui foisonnant au-delà des Alpes ou de l’Adriatique qu’elle idéalisait tant. Pourtant elle le cernait en définitive assez mal et les images glanées sur le poste de télévision ne pouvaient lui en apporter qu’un trop mince aperçu. Son père avait récemment accroché de façon sommaire à la cheminée une antenne parabolique qu’il avait orientée vers le couchant. Désormais les soirées familiales étaient entièrement consacrées à visionner la RAI et cela n’alimentait que plus la fascination de Mirela pour la culture occidentale et en particulier italienne.
Elle ne comprenait relativement bien la langue et se plaisait à faire office d’interprète auprès du reste de la famille, non sans ajouter sa touche personnelle lorsque le vocabulaire lui faisait défaut. Si son père ne rechignait jamais à admirer silencieusement les belles Italiennes, sa mère en faisait tout autant avec leurs partenaires masculins. Quant à ses sœurs, chacune appréciait en fonction de son âge les banalités des intrigues amoureuses véhiculées à travers la profusion de feuilletons ou de films aux qualités très inégales. Pour sa part, Mirela s’attachait surtout à admirer la mode vestimentaire. La perception qu’elle s’était forgée de son « autre monde » l’éblouissait par ses richesses ; elle rêvait de ses lumières et de ses foules de noctambules aux mœurs trépidantes.
En revanche, son avenir réservé et promis, calqué sur l’exemple de ses parents, ne l’inspirait plus, la dégoûtant même par certains égards. Elle n’avait pas envie d’épouser un garçon du cru qu’elle n’aimerait jamais ou, tout au plus, qu’une saison ou deux. Elle ne voulait pas tomber enceinte sans profiter de sa jeunesse, libre et affranchie de la tutelle familiale. Elle n’aspirait pas à récupérer la propriété et à la faire exploiter par un mari constamment absent pour être, soit aux champs, soit à la terrasse du café jusqu’à la nuit tombée à vilipender la gent féminine. Elle détestait accompagner sa mère sur le marché et y entendre les commérages futiles et perfides de vieilles paysannes envieuses et stupides.
Non, Mirela souhaitait par-dessus tout retourner au moins à Tirana et pourquoi pas, se rendre en Italie, ou ailleurs en Europe de l’Ouest. Elle ne savait pas trop ce qu’elle pourrait y faire, mais elle était persuadée que là-bas, tout y était possible, de la garde d’enfants à la carrière d’actrice.
Aussi, lorsque Bashkim lui glissa incidemment qu’il allait régulièrement à Milan où son oncle oeuvrait dans les affaires, lui apparut-il dans toute la splendeur d’un prince charmant digne de l’enlever, de l’arracher à son sort fangeux. Il était non seulement beau garçon, mais également tellement attentionné et différent des rustres de son quotidien.

Elle l’avait rejoint dans le champ de betteraves. Il lui prit la main, en caressa la paume.
Puis il l’attira à lui et l’embrassa dans le cou.
Elle se tourna vers la voiture.

« Qui c’est ? demanda-t-elle en désignant Afrim.
- Oh, un ami. Mais il est timide. Il préfère rester dedans.
- Je fais si peur que ça, moi ?
- Tu es capable d’impressionner les hommes, tu sais ! Tu ne t’en rends même pas compte peut-être. Mais, heureusement pour moi, d’ailleurs.
- Tu me fais marcher ! C’est la première fois qu’on me dit ça !
- Et ben… C’est parce qu’ici, il n’y a pas de connaisseur. Les hommes doivent être aveugles. Mais crois-moi ! tu as de quoi faire chavirer les cœurs. Tu as quelque chose en toi de profondément attirant.
- Ne m’en dis pas tant tout de suite. C’est moi qui vais chavirer avec tes histoires.
- Bon d’accord, j’en garde un peu pour plus tard. Mais justement, c’est quand ce plus tard ? Quand nous verrons-nous un soir, une nuit entière, ou même plus ? J’ai quelque chose à t’annoncer.
- Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-elle.
- Je ne peux pas te le dire immédiatement. C’est trop tôt ».

Mirela lui serra fortement la main. Elle l’entraîna encore un peu plus loin. Ils s’assirent par terre ; la BMW les soustrayait à tout regard importun en provenance de la maison.

« Alors, vas-y ou je te force à avouer, fit-elle en apposant furtivement une main à hauteur de son sexe.
- Bon, bon, OK. Mais ne t’emballe pas. Il n’y a rien de certain.
- Allez ! Ne te fais pas prier ! insista-t-elle en devenant plus pressante dans son geste.
- Tu sais mon oncle qui est dans les affaires…
- Celui qui est à Milan ? l’interrompit-elle de manière faussement détachée.
- C’est ça. Ah, je ne savais plus si je t’en avais parlé, continua-t-il en feignant de se laisser duper par son intonation. Et bien, comme ses affaires marchent franchement bien, il m’a demandé si j’acceptais de venir l’aider.
- Ah ! tu vas partir longtemps alors ? questionna-t-elle en tentant de maintenir son faux air blasé.
- Oui. Mais ça me gêne.
- Quoi donc ?
- Je ne suis pas sûr de pouvoir me débrouiller dans son business. Et puis, je ne sais pas si j’aimerais vraiment m’établir en Italie. Tu sais, les boîtes de nuit et les soirées mondaines, ça va un temps. Mais on s’en lasse à la longue.
- Ah bon, fit-elle simplement, un peu interdite.
- Et puis, à part mon oncle, je ne connais pas grand monde à Milan.
- Oh, je te fais confiance là-dessus.
- Peut-être. Mais, il y a autre chose qui me dérange encore plus.
- Ah ! Quoi ?
- Je ne sais pas quand je reviendrai à Tirana. Et…
- Et quoi ?
- Et ici surtout. Je ne sais pas si j’y reviendrai ».

Mirela tourna la tête. Elle ne se sentait pas à l’abri d’une larme, une seule, qui se serait écoulée sur sa joue et aurait trahi l’indifférence qu’elle essayait encore de faire paraître.

« C’est embêtant, se contenta-t-elle de répondre.
- Oui. Mais je n’ai pas dit mon dernier mot, dit Bashkim. Il ajouta après un bref silence : en fait, j’ai pensé à une chose.
- Et bien, s’il n’y a plus qu’une seule chose qui te préoccupe, alors on est sauvé !
- Qu’est-ce qui te retient ici ? » finit-il par interroger.

Elle tâcha de se contenir. Elle ne s’attendait pas à cela si tôt. Elle ne pensait pas ce matin, en s’étant levée, que l’occasion de quitter son univers étriqué allait lui être offerte. Elle tenait Bashkim pour être un homme capable de prises de décisions efficaces. Mais, à ce point, elle n’aurait osé l’espérer.

« Oh, pas grand chose, tu sais, fit-elle avec une infime inflexion dans la voix.
- Je suis idiot de te parler de ça ! Je m’emporte trop vite. C’est ridicule de ma part et oublie tout ça.
- Non, non !
- Non, non, quoi ? reprit-il.
- Je veux dire… c’est normal : tu te demandes ce qu’on peut attendre à rester ici, dans les champs, à voir tous les jours les mêmes têtes et à faire tous les jours les mêmes choses.
- Ah bon ? Ta vie ici, c’est ça ?
- Oui, et j’en ai marre. Si j’avais l’occasion de pouvoir partir, je n’hésiterais pas une seconde. Il faut toujours aller de l’avant.
- Et bien, voilà : je me demandais, si tu n’aimerais pas m’accompagner.
- Bien sûr ! répondit-elle avec empressement, n’y tenant plus et craignant de laisser échapper une si belle opportunité.
- Ah oui ? tu es volontaire pour l’aventure avec moi ? tu verras comme les choses sont différentes d’ici. Tout est si luxueux. Tout devient possible. Il y a tellement d’argent partout ».

Mirela l’embrassa fougueusement. Ils tombèrent à la renverse. Elle le chevaucha et s’appuya contre lui.

« Quand est-ce que tu dois partir ? demanda-t-elle.
- Le mois prochain, si tout va bien. Alors marché conclu, tu es d’accord pour venir avec moi ?
- Oui, je te le répète. Bien sûr… mon amour ! Et il y a du boulot pour moi chez ton oncle ?
- Pourquoi pas ? Il est très influent. Il a un tas de relations. Il te trouvera certainement un travail bien payé. Comme ça, tu pourras t’acheter tout ce que tu verras dans les vitrines. Mais attention aux Italiens ! Ce sont de sacrés dragueurs et des baratineurs.
- Oh, avec toi, je ne regarderai même pas les autres hommes.
- Et tes parents ?
- Eh ! Je suis majeure maintenant !
- Bon ! Alors, accepté. Je reviendrai la semaine prochaine. On reparlera de tout ça plus longtemps. J’aurai demandé à mon oncle s’il a une idée d’un boulot qui ne te prendrait pas trop de temps. Ce serait mieux, non ?
- Je suis prête à tout, tu sais ».

Ils s’embrassèrent de nouveau. Au bout de quelques minutes, Bashkim se releva et retourna à la voiture. Après un dernier baiser, il s’engouffra dans la BMW où l’attendait Afrim, insensible à ses ébats.
Mirela regagna la ferme, ne cessant de se retourner. Ses sœurs se trouvaient encore derrière les fenêtres. Sa mère s’était levée et était rentrée. Il commençait à faire réellement frais.

« Alors ? interrogea Bashkim tandis qu’il s’évertuait encore à agiter une main derrière le pare-brise en signe d’un ultime au revoir à sa dulcinée.
- Elle n’est pas mal du tout. Elle plaira et tu pourras en tirer quelque chose de bon, répondit Afrim en parfait expérimenté.
- Tu vois ! Je te l’avais dit. Et en plus, elle a totalement mordu. Elle est mûre pour partir… en Italie.
- Ah ! Et tu lui as expliqué la suite ?
- Non, pas encore. Mais elle est presque à point.
- Et au fait, tu comptes l’envoyer où celle-là ?
- Je n’y ai pas tout à fait réfléchi. Milan, peut-être. A moins, que je la fasse monter vers Nice, ou encore mieux vers Paris.
- Ah ouais, c’est porteur Paris ! Et puis, on a pas grand-chose là-haut.
- T’as raison. Pourtant on a tort. Il paraît que pour les filles de chez nous, les trottoirs de Paris sont de véritables mines d’or ».

Précédent
Accueil