La soupe aux cailloux

L’histoire que je vais vous conter se situe dans les âges sombres et obscurs où les seigneurs étaient très riches et le peuple très pauvre.
Les chemins sont peu sûrs dans cette France qui n’en porte pas encore le nom, les villes guère plus grandes que les bourgades et la campagne n’est faite que de forêts profondes. Dans ces temps reculés, des hommes vont par les chemins, les places fortes, pour divertir et colporter les nouvelles. Parmi ces aventuriers traînant guenilles, il en est un très astucieux, Rodrique …

Bonjour, je suis Rodrique. Je suis ce que l’on appelle en langue d’oc un troubadour, mes coreligionnaires du pays d’oïl sont les trouvères ; bref, génériquement on nous appelle ménestrels.
Je suis né en ces temps troublés où la superstition et le chaos règnent en maître, l’empire romain venait de s’écrouler après les invasions barbares. Dernier des huit enfants d’un paysan des environs de la Roche-de-Glun, je n’avais comme choix de vie que moine ou soldat de mon seigneur. La chasteté ne m’intéressait pas et mourir pour gagner ma vie… !
Mon père allait me mettre de force au monastère, lorsqu’un événement extraordinaire se produisit dans mon village. Un homme grand, à l’allure dégingandée et dépenaillée, arriva un soir à l’auberge du village.
Mon père, à son passage, cracha par terre en maugréant contre ces va-nu-pieds qui ne produisent rien de bon pour le pays.
L’homme s’assit auprès de l’âtre, et commença à raconter milles merveilles : les seigneurs qu’il avait divertis, les contrées faites de plaines et de forêts qu’il avait traversées et de bien d’autres choses qui me firent rêver. Ce soir là, je décidai de partir à l’aventure et de vivre de ma verve. Ce qui me fit suivre cet homme, hormis la perspective de finir chez les curés, c’est l’esprit dont il fit preuve une fois nous avoir émerveillés de ces contes !
Un troubadour vit de ses histoires, il est payé en nourriture ou en monnaie sonnante et trébuchante, le problème c’est que notre aubergiste s’appelle Auvergne et pour lui « un chou, ch’t’un chou, ch’est rond et ch’a roule ». Alors, pas question d’offrir le repas au mécréant.


« Oh là vilain ! Auras-tu de quoi me payer ?
- non messire…. Mais je puis divertir vos voyageurs !
- si tu n’as point d’argent, débrouille-toi dans la grange, avec les bêtes !
- attendez messire ! Je puis vous faire partager une recette qui fit courir le duc du Grésivaudan - et qui ne coûte rien à préparer !
- fais-moi ce plat et s’il me plaît, tu pourras manger et dormir à l’œil ! »

Le troubadour sort dans la cour, ramasse trois pierres, puis revient dans la cuisine

« voyez messire, il s’agit de la soupe aux cailloux : vous mettez trois beaux cailloux dans une marmite d’eau que vous mettez à bouillir tout en assaisonnant.
Bien, bien !
Voilà ! L’eau bout… » ; le baladin goûte sa soupe ; il marque son contentement à grand renfort de « mmm ! ». L’aubergiste veut à tout pris tremper ses lèvres dans ce nectar mais l’homme l’arrête : « cela serait bien meilleur avec quelques poireaux… ». Et notre tavernier court chercher des poireaux et les jette aussitôt dans le bouillon.
« Mmm ! Je pense qu’en ajoutant un morceau de lard, le goût en serait plus fin ! » ; l’hôtelier ramène le lard. « Des haricots épaissiraient le tout ! », il descend à la cave ramasser quelques flageolets.
Lorsque la cuisson s’achève, le bateleur goûte à nouveau la soupe, puis l’avale goulûment, ne laissant à l’aubergiste que le fond pour tester.

« C’est vraiment très bon, s’extasie l’aubergiste, mais ne crois pas que je vais t’offrir le dîner. Débrouille-toi avec les bêtes, dans la grange ! ». Le ménestrel sort en haussant les épaules et s’en va dormir avec les animaux…

On reparlera longtemps de la soupe aux cailloux… Mais qui s’avéra le plus rusé des deux ? L’aubergiste pensant qui venait d’apprendre une recette « l’œil » ou le conteur qui mangea la soupe et dormit au chaud à l’étable ?


LCM (mai 1999)

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