Ages sombres
Le vieux et bon roi se meurt dans son château. Alors que magiciennes,
enchanteurs et charlatans se pressent à son chevet, dans la forêt
sont ourdis quelques plans machiavéliques pour détourner l'héritage
du bon sire au profit de gredins de son entourage.
Mais je ne me suis pas présenté, je suis Rodrique, ménestrel,
troubadour, mais surtout un voyageur qui erre sans une roupie en poche.
Dans ses âges sombres, où l'infamie et l'injustice règnent
en maître, le royaume de Grésivaudan est un phare dans la nuit.
En effet, le roi est la bonté même, les taxes supportables et les
bandits proscrits depuis des années. Seulement le roi est vieux et il
n'a pour toute descendance qu'une petite fille de cinq ans. Aussi chacun guette
t'il la mort du monarque, qui avec une sourde appréhension, qui avec
un empressement déplacé.
Par une nuit sans lune et orageuse, dans un grondement de tonnerre, le souverain
décède. La nourrice décide la même nuit d'éloigner
la fillette des vautours qui se ruent sur le château aussitôt la
nouvelle ébruitée. Elles trouvent refuge dans les grottes à
la limite du Dauphiné et y vivent misérablement pendant quinze
ans.
La nourrice s'appelle Ysobelle, une maîtresse femme brune, sèche
comme un coup de trique et grande comme un jour sans pain. A la mort du roi,
elle n'est âgée que de trente ans et cumule les fonctions de nourrice
et de garde du corps de la fillette. Durant les quinze années passées
dans les grottes, elle apprend à celle ci le maniement de l'épée,
les manières de la cour, la gestion de l'état, de manière
à en faire une reine capable de gouverner et de récupérer
par l'épée le trône de son père. La fillette est
devenue une femme, brune, les yeux bleus, athlétique, une plastique irréprochable
si ce ne sont les bras quelque peu trop musclés. Elle se prénomme
Jesabeth, son regard est doux, empreint de mansuétude, mais souligné
d'éclairs marquant une farouche volonté.
Dans sa vingtième année, elle décide qu'il est temps de
reconquérir son royaume déchiré par les luttes intestines
et les pillages de brigands, de redonner espoir aux paysans en ramenant les
taxes dans de justes proportions. Elle sort donc de son antre en compagnie d'Ysobelle,
par un beau matin de printemps. Un dernier regard et les voila parties.
A la nuit tombée, elles s'arrêtent dans un village, en ne faisant
montre ni de leurs qualités, ni des raisons de leur périple. Les
villageois sont hospitaliers malgré leurs maigres biens; contre quelques
pièces de cuivre ils leur proposent un bon repas et le coucher dans une
grange. Cette nuit là, les troupes du despote attaquent les paysans,
leurs menaces sont claires soit on paye soit on rend gorge.
Réveillées dans leur sommeil, Jesabeth et Ysobelle se battent
comme des diables. Les soldats habitués à rançonner sans
péril, s'enfuient sans demander leur reste en abandonnant le butin accumulé
dans plusieurs villages. Les vilains s'offusquent que l'on ait pu prendre les
armes contre le suzerain et demandent des comptes à nos deux héroïnes.
Jesabeth se présente donc et affirme haut et fort que le trône
lui appartient. Elle proclame que tous les volontaires pour restaurer son pouvoir
seront les bienvenus et la suivent dans sa quête.
Le lendemain, alors qu'elles sellent leurs chevaux, dix jeunes villageois se
joignent à elles. Partis vers le château, à chaque village,
chaque hameau, de nouveaux hommes viennent gonfler la troupe; la nouvelle de
l'exploit de la nuit les ayant précédées. Aux portes du
donjon, c'est une armée de mille hommes qui se présente. Les soldats
eux-mêmes se refusent à combattre cette marée populaire
et le despote s'enfuit pitoyable par une porte dérobée accompagné
d'un carré de fidèles.
Jesabeth monte sur le trône qui lui est destiné depuis sa naissance,
assure les lâches qui ont saigné le pays du plus impitoyable des
châtiments s'ils se présentaient devant elle à l'avenir.
Elle restaure le droit et la justice, rend aux paysans le surplus de ses coffres
et conserve près d'elle la fidèle Ysobelle comme première
conseillère.
Le Grésivaudan devient alors, le premier royaume gouverné par
des femmes. Et grâce à ça il vit en paix durant des décennies.
Contrairement à la coutume c'est Jesabeth elle-même qui se choisit
un mari pour assurer sa descendance et un an après le mariage avec un
roitelet voisin, elle accouche d'une fille qui montera sur le trône lorsque
son tour sera venu.
Ainsi est la légende de la reine - soldat, dont les exploits sont nombreux
et l'équité connue de tous, mais dont les détails de sa
vie sont perdus à tout jamais.
Le Grésivaudan redevint un pays tranquille, administré avec sagesse
et où le peuple était écouté. Enfin tranquille,
sauf quand la bête du Gévaudan franchi le Rhône, ou que la
Tarasque remonta de Camargue; mais ceci est une autre histoire.
LCM ( juin 1999)