Concours 2004

Le Gagnant des Nouvelles Plumes 2004 est : Matthieu DUFOUR avec “Traquée

1950

Elle tente de se recroqueviller un peu plus pour faire entrer le bout de pied qui dépasse encore des buissons touffus sous lesquels elle a trouvé refuge. Une épine lui griffe la jambe jusqu’au sang, un caillou pointu lui rentre dans le bas du dos. Au loin elle entend les cloches qui annoncent midi : vingt-quatre heures qu’elle a franchi le seuil du Manoir des Roches-Creusées pour la dernière fois, vingt-quatre heures qu’elle court en direction de ce qu’elle pense être la côte, vingt-quatre heures sans manger ni dormir, vingt-quatre heures qu’elle se demande quand il va lui tomber dessus.

1945

Les GI avaient bricolé un podium où les filles du village faisaient tourner leurs jupes imprimées et leurs robes légères et colorées au son du jazz importé. Ici aussi, aux confins de la légendaire forêt de Brocéliande la « musique de nègre », le chewing-gum et l’épuration faisaient des ravages. On dansait jusqu’à l’épuisement, exutoire salutaire, on chantait à tue-tête, défoulement de quatre années de privations, de longs mois à se méfier de son voisin, de nuits interminables à prier pour que les bombardiers frappent à la porte d’a côté. Ici on fêtait la tonte de quelques femmes perdues pour l’honneur et la patrie, là, on tenait d’empêcher les Francs-Tireurs et partisans et leurs alliés du Front National de prendre le pouvoir d’un village.

Marie sirotait son verre de cidre les yeux rivés sur l’homme beau et carré, tout de blanc vêtu qui discutait avec le curé, elle sentait son ventre tout en émoi. Elle avait trouvé refuge à Lambrenach début 43 quand elle avait débarqué chez Gilberte, une tante lointaine, sa seule famille vivante. A la mort de celle-ci dans une action de représailles menée avec diligence par une unité de la Wehrwacht de passage, elle avait logiquement hérité de la maison et décidé de s’installer dans ce village de pierres et de tuiles. Elle adorait marcher entre chien et loup dans les étendues de genêts balayés par un mystérieux souffle énergique.

Le Marquis Lancelot de Kergadec ne mit pas longtemps à s’apercevoir que la jeune fille le fixait. Il ne lui fallut pas beaucoup plus de temps pour tomber à ses pieds, dingue d’amour pour ce corps mince et tendu comme un arc, fou de cette âme pure de quinze ans sa cadette. Sa femme emportée par une maladie ravageuse en quelques semaines dix ans auparavant, il n’avait plus ressenti le souffle de la passion depuis. Descendant d’un officier chouan réputé pour sa cruauté et son peu de charité, il avait passé la guerre en se débrouillant comme tout le monde. Son vaste domaine s’étendait jusqu’à la mer et quelques maquis avaient pu y prospérer. En même temps, dans son manoir réquisitionné, refoulé dans une aile sombre et mal chauffée, il aimait sa partie d’échec quotidienne avec l’officier allemand commandant militaire de cette partie de la Bretagne.

1950

Il comprit tout de suite que quelque chose s’était passé, comme un souffle absent de ce grand hall d’entrée où s’affiche fièrement toute une lignée d’aristocrates bretons ; de retour d’un « séjour d’affaires » à Rennes il avait trouvé la cuisinière en larmes et l’armoire de sa femme pillée. Elle était encore partie, cette fois il ne lui trouverait pas d’excuse, pas de pardon, pas question de laisser passer ça : il allait la chercher, la trouver et elle devrait choisir, la captivité ou la mort. Son fusil en bandoulière, il fila vers les écuries, prépara son fidèle Cormatin tout excité à l’idée d’aller parcourir quelques kilomètres entre landes et forêts, au milieu des arbres de son enfance et des traces de sa grandeur.

1945

Une danse, puis deux, puis trois, puis tout un tourbillon de papillons autour des deux corps entrelacés ; plus d’un habitant du village se souvient encore aujourd’hui de ce trouble étrange et fiévreux qui s’est emparé de la petite fête cet après-midi là.

Deux jeunes dieux descendus de l’Olympe pour montrer aux pauvres mortels ce qu’était l’Amour véritable. Deux statues grecques douées d’intelligence et d’une grâce impalpables. Deux naufragés emportés par la force de l’abîme. Deux âmes en fusion.

Une nuit chargée de jouissance et d’abandon, une nuit sans sommeil au clair d’une lune bienveillante, un réveil dans une forêt magique, une clairière illuminée par un léger halo doré, sur un lit de mousse épais comme un matelas, gardé par quelques oiseaux intrigués par les bruits du plaisir, une source d’eau cristalline, … Il y avait comme une odeur de roman, un peu comme dans les livres que sa sœur lui lisait quand elle était petite. Elle rêvait alors qu’un chevalier brave et fier vienne sur son destrier léger et souple l’enlever pour la mener à ces lieux connus des initiés seuls. Elle veillerait sur lui quand épuisé par des longs mois de quête il reviendrait se reposer quelques lunes avant de repartir chercher le Saint-Graal avec ses preux compagnons.

Lancelot de Kergadec n’était probablement pas le chevalier des livres, mais elle était folle de sa chevelure soyeuse et longue, elle était folle de son sourire ténébreux, elle était molle et abandonnée sous son corps compact : elle était déjà conquise, presque soumise, il pouvait être le prince de ses rêves.

1950

Trois heures qu’elle est tétanisée sous ces quelques maigres protections de feuilles et de branches, et toujours pas de trace du chasseur. Engourdie, elle a dû s’assoupir quelques instants, elle ne sait plus si elle doit se lever, continuer sa fuite ou ne plus bouger en espérant que la maigre diversion qu’elle a opérée a aiguillé les chiens sur une autre route, au-delà de la rivière. Pendant quatre heures, elle a eu confiance, et puis il a dû s’apercevoir de sa fuite, elle a entendu les aboiements de la meute au loin, courir, courir, toujours plus loin, malgré la douleur, malgré la peur, courir ou mourir.

1946

Le mariage fut célébré dans la chapelle du domaine : c’est là que prièrent, se marièrent et furent enterrés tous les de Kergadec depuis des siècles. Peu d’invités, un mariage simple et joyeux, un espoir dans un monde en reconstruction, continuer son chemin, perpétuer les traditions, reconstruire, croire.

Malgré des tentatives passionnées aucun enfant, elfe ou lutin, fée ou sirène, ne vint égayer les longues journées d’hiver et sonoriser les grands espaces de pierres et de gris, les longues heures échouées devant l’immense cheminée. Les promenades sans fin sur le domaine, à cheval ou à pieds, se succédaient, les jeunes mariés lisaient de la poésie au bord de la rivière, il lui apprenait le breton, elle lui racontait sa vie d’avant la guerre, ils riaient aux éclats sans retenue, des enfants libérés de toute contrainte, seuls au monde sur une île magique où seul le vent semblait doué de parole et de pouvoir.

1950

La meute éclaire en pagaille le cavalier armé, rouge comme la colère de Satan. Le cheval avance grand train, le souffle chaud des chiens dépose comme une rosée sale sur les feuillages épais qu’ils frayent. Les rochers succèdent aux rochers, les pins aux pins, le décor défile sous des yeux où la mort a repris le cours de sa vie. La salope, si elle croit qu’elle va m’échapper, où qu’elle aille, les terres ne seront pas assez lointaines pour apaiser ma rage. Je vais la rattraper et elle va comprendre qu’on ne fait pas ça à un de Kergadec.

1947

Aux premières heures de l’année débutèrent les premières disputes, pour des broutilles, les premiers heurts, un journal posé au mauvais endroit, une chemise froissée, une viande trop cuite, un vin trop chambré. Le séduisant et charmeur Marquis laissa peu à peu la place au taciturne et buté de Kergadec, descendant du Boucher de la Vilaine. Dur comme son nom et comme la terre qui l’a porté, il se comportait avec elle comme avec une de ses autres possessions : une jument, un bout de terre, une voiture. Et encore, il aimait passer des heures à cheval à parcourir ses terres mystérieuses. La magie s’était dissipée, le charme était rompu, il n’aurait pas d’héritier, il en redevint amer et violent.

Les premiers coups tombèrent, de temps en temps, de retour d’une virée au café du village, de plus en plus souvent, même à jeun, pour rien, juste pour marquer le coup, son territoire et passer ses frustrations. Elle n’osait plus sortir de la prison où elle s’était peu à peu emmurée. Elle n’osait plus affronter le soleil, ni même la nuit, les regards fuyants des voisins bienveillants ou médisants. Elle se fanait en silence sans larme.


1950

Elle a repris le cours de sa fuite en entendant les chiens gueuler, de plus en plus proches. Elle sent l’air marin qui s’infiltre dans les terres, l’iode qui défie les barrières végétales. Elle doit absolument aller plus vite, passer outre la douleur qui tire ses cuisses, ses pieds abîmés et sa tête au bord de l’explosion. Jamais elle n’y arrivera, les lianes s’accrochent à ses boucles noires, elle se cogne, trébuche, se relève de plus en plus difficilement, à bout de souffle, à bout tout court, elle court.

1948

Un matin la décision s’impose, il faut fuir ; profiter d’un déplacement, d’un voyage pour quitter sa geôle d’arbres et de pierres. Une larme sur sa joue, les images de son enfance dans les faubourgs de Paris, sa mère prostituée toujours ivre, les quelques livres qu’elle connaissait par cœur. Les souvenirs s’emmêlent, plus rien n’est vraiment clair.

Pas de bagage, juste une paire de chaussures pour affronter le terrain encombré de rochers et de racines, le pendentif de ses dix-huit ans, ses bleus et ses regrets, sa mélancolie et son espoir.

Le grand escalier, la porte de service, le parc, longer les bosquets, la grille au fond du parc, la petite route qui rejoint village à couvert, le train du matin ne va pas tarder, direction Rennes, de là retour à Paris, peu importe où et pourquoi, partir, s’enfuir, échapper au destin.

Elle presse le pas en entendant le train arriver dans la gare des poupée. Elle tourne, débouche sur la place et le voit tranquillement installé derrière le volant de sa traction, une cigarette à la main, discutant comme si de rien n’était avec le cantonnier. Il se retourne, l’aperçoit et lui adresse un de ses magnifiques sourires. L’échappé belle tourne à l’amer, elle aurait dû fuir par les terres, marcher, ça aurait pu marcher.

1950

Les chiens s’arrêtent, un bout de chiffon dans le talus qui borde le chemin aux pieds des églantines, c’est elle, un morceau de la robe qu’ils ont achetée à Paris lors de leur voyage de noces, elle n’a pas pu la laisser : sa nostalgie la rend trop faible. Elle va vers la mer, il va lui couper le chemin, il connaît le terrain de son enfance comme sa poche. Un coup de talon et son cheval file à nouveau vers sa proie.

1949

Il s’excuse platement, essuie quelques larmes, tout redevient bien, comme avant, comme au début. Il est désolé, sincèrement, il va faire attention, ils vont partir un peu en vacances, il va l’emmener dans son île, au cœur du Golfe du Morbihan, ils vont repartir à zéro.

Quinze jours de rêves entre ciel et mer, de longues heures alanguies sur le pont du voilier, des oiseaux s’en font une fête, augures des jours meilleurs, les nuages filent vers les terres, le vent gonfle les voiles d’un bonheur sans tâche, les heures défilent lentement.

Puis dès leur retour, c’est la rechute inexorable : le bal du 14 juillet, une sortie au village, un jeune saisonnier un peu pressant et la scène éclate, en public. Ivre d’alcool et de colère, il la gifle violemment ; elle tombe, le visage en sang, griffée par sa chevalière. Les habitants du village assistent consternés, les yeux fixés sur le sol, à la déchéance de cet amour qu’ils avaient encouragé.

1950

Elle est exténuée, elle sort au ralenti du labyrinthe inextricable, enfin expulsée, elle peut situer la falaise à quelques dizaines de mètres, elle l’atteint, se croit hors d’atteinte, elle va tenter de trouver une voie de descente. Elle se penche, se recule, prise de vertige.

Il arrive vers la falaise par la droite, l’aperçoit au loin, il a gagné, elle est finie, il accélère, file le long du précipice, comme un cliché, les cheveux au vent, fier et déterminé sur son cheval de malheur.

1950

Tout dégénère à nouveau, l’enfer au quotidien, enfermée dans la tour du manoir, elle s’est réfugiée dans un mutisme total et sans retour. Ses seuls contacts sont avec la cuisinière qui lui dépose son plateau trois fois par jour.

Un jour la porte ne se renferme pas à clé, négligence ou pitié, elle ne saura jamais, mais elle sait en revanche que c’est sa dernière chance de ne pas finir à moitié pourrie dans cette tour sinistre et glaciale.

1950

Décor impressionniste, soleil au loin sur la mer calme, quelques embruns viennent humecter bruyères et genêts, le vent, l’iode et les vagues continuent leur lent et inlassable travail de sape sur les falaises de granit, imperturbables et fières.

Il se tient droit sur son cheval blanc à l’arrêt, les chiens ont encerclé la victime sacrificielle de leur maître, le fusil de chasse est à l’épaule. Il souffle dans sa corne, fin de battue, la bête est acculée fin de la traque.

Elle est au bord du gouffre.

Le coup de feu est assourdi par les vagues en contre bas qui accueillent son corps léger comme une feuille de chêne : elle a rejoint la mer, libre enfin.

Il saute de cheval, retourne le fusil contre lui et fait feu une deuxième fois.

Les chiens de chasse accourent et commencent à lécher le visage ravagé de feu le Marquis, dernier mâle de la lignée.

Dans un dernier souffle il tente de ramper pour basculer dans le vide et la rejoindre en mer ou au ciel : en vain, il mourra seul et sur terre?

FIN

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